Où sont passés nos intellectuels ?



Où sont passés nos intellectuels ?
Chaque fois qu’il y a un débat sur le développement du pays, sur des problèmes du continent, on entend peu la voix de nos élites. Où sont-ils donc passés, ces intellectuels africains ? Pourquoi l’intellectuel africain, surtout burkinabè, est-il devenu « l’homme invisible » ?


Levons d’emblée l’équivoque ! S’il est un mot dont on use abusivement, c’est bien celui-là. Qui peut déchiffrer son nom sur un papier administratif se proclame intellectuel, confondant un lettré et un intellectuel. Ici, nous entendons par intellectuel un travailleur de l’esprit, qui ne s’enferme pas dans les privilèges de son statut, qui met sa notoriété ou son talent (« on doit rendre compte de son talent », disait Diderot) au service des valeurs que sont la justice, la liberté, l’égalité, etc.

Comme disait Albert Camus, l’intellectuel ne peut être du côté du pouvoir, des détenteurs de la force, mais il est toujours du côté des faibles, de ceux que le pouvoir peut brimer. Par exemple, dans l’affaire Dreyfus, il y a eut deux camps de lettrés, mais ce sont ceux qui s’opposèrent à l’antisémitisme tels Zola, Mirabeau, Anatole France qui furent appelés les intellectuels ; ceux qui hurlèrent avec les loups de l’injustice et de la haine raciste étaient juste des réacs antisémites.

Quoique avec le temps, la posture de l’intellectuel ait évolué, ce titre reste une appellation contrôlée, qui n’est pas synonyme de diplômés. Sartre disait avec humour que les intellectuels sont des gens « qui, ayant acquis quelque notoriété par des travaux qui relèvent de l’intelligence, abusent de cette notoriété pour sortir de leur domaine et se mêler de ce qui ne les regarde pas », tout en omettant de dire, comme Montesquieu, que « tout ce qui est humain ne lui est étranger ».

L’intellectuel est donc ce lettré qui défend des causes nobles. Emile Zola dans l’affaire Dreyfus, Voltaire avec le procès Calas, André Gide dénonçant les méfaits de la colonisation au Congo, Sartre contre la torture en Algérie, Wole Soyinka dénonçant la dictature de Sani Abacha et Norbert Zongo trempant sa plume dans l’affaire David Ouédraogo. Il s’engage à travers ses œuvres ou à travers d’autres canaux, comme l’article de presse, la pétition ou le témoignage dans des procès pour faire entendre la voix de la raison et de la justice.

De nos jours, au Faso, les « éminences grises » sont aphones. Même cette année, où le pays a connu beaucoup de remous : les émeutes de la vie chère, la fermeture de l’université, les conflits meurtriers entre agriculteurs et éleveurs, les expropriations des paysans par les agro-buisenessmen, l’immixtion de la monarchie dans la politique, l’accaparement des biens publics, les réformes sans lendemain et les privatisations des domaines de souveraineté comme l’éducation, la santé et l’eau ou l’électricité, que les sorciers de la Banque Mondiale nous refourguent, et la liste n’est pas exhaustive.

On objectera en disant que le silence radio au sein de nos éminences grises n’est pas si total, que de temps à autre on attend le grésillement d’une ou de deux éminentes voix sollicitées par la presse livrer leur vision de la situation nationale ou internationale. Mais il faut savoir que même une montre arrêtée donne deux fois l’heure avec exactitude dans la journée ; cela n’en fait pas une montre qui marche !

Pourquoi cette atonie des intellectuels ?

Au Burkina Faso, la société, de manière générale, ne reconnaît pas la légitimité de l’intellectuel à « se mêler de ce qui ne le regarde pas ». Il n’y a pas un champ constitué qui légitime le pouvoir symbolique de l’intellectuel. Dans ce pays de savane, la grande partie de la société reconnaît le pouvoir du prince de sang, celui du prince par la fortune ou par la force de la kalachnikov, mais l’acceptation du prince de l’esprit reste à advenir. Seule une poignée de lettrés lui concède une légitimité.

Au niveau des tenants du pouvoir politique en Afrique, l’intellectuel dont la voix est discordante dans le concert d’unanimisme est perçu comme un opposant. Et traité comme tel, c’est-à-dire ostracisé. D’où le recours à des succédanés tels les « intellectuels » du sérail pour neutraliser le discours déplaisant de l’intellectuel affranchi, à qui on ne déroule pas le tapis rouge. Les intellectuels critiques, même si cette épithète semble tautologique, ne bénéficient d’aucune tribune officielle.

On ne leur tend ni micro de radio, ni caméra de télé, ni colonne de presse écrite. On a tendance à les exiler dans une bulle de silence. Si les pages des journaux de la place s’ouvrent plus promptement à l’avis d’un Mahama Savadogo qu’à celui de Mahamadi Savadogo, ce n’est pas à cause de la brièveté du prénom du premier, mais parce que l’avis de l’honorable député de la majorité est plus prévisible que celui de l’éminent professeur.

En Afrique, on préfère les « intellectuels déférents » ou « acquis », c’est-à-dire accommodants avec les pouvoirs politiques en place. Ce type d’intellectuel jargonnant dans un relativisme lénifiant avec force arguments spécieux dans le but de faire admettre à l’opinion les positions du pouvoir, on les a vus défendant urbi et orbi l’entrée des pays du continent dans le PAS et, récemment, l’introduction du coton transgénique dans nos pays ainsi que la signature d’accords avec l’Occident qui sont de véritables suicides économiques.

A ces « intellectuels acquis » la promotion fulgurante, les nominations à des postes « juteux », l’entrée dans les « think tank » du pouvoir. Beaucoup deviennent des ventriloques qui habillent de respectabilité les dérives des princes et atteignent rapidement le degré zéro de l’éthique. Même si Karl Marx et Gramsci pensaient qu’il peut exister des intellectuels organiques, c’est-à-dire militants dans les partis politique et qui gardent leur liberté critique même quand leur parti accède au pouvoir, on se rend compte que c’est une posture intenable, car il est impossible de rester agneau tout en frayant avec les loups ! Un « intellectuel organique » finit toujours par devenir un intellectuel vaincu !

Et pourtant, ils existent !

Expulsée de la place publique, la voix de l’intellectuel critique peut sembler à première vue aphone. Parlant à partir de la périphérie, elle est inaudible au plus grand nombre. Pourtant, une oreille attentive l’entend bruire, car elle se déploie dans d’autres espaces, non contrôlés : sur les campus, dans les mouvements citoyens, et surtout dans la rue. Il existe un carré d’irréductibles, qui poursuivent la tradition de l’intellectuel engagé dans les combats de son temps et de sa société. Même au Burkina, il en existe, et nous pouvons citer les plus connus.

Si l’intellectuel universaliste comme Sartre semble rare en ce siècle, il en existe cependant au Burkina Faso. Ainsi de Laurent Bado, dont l’entrée en politique a quelque peu écorné l’image publique, non que ses idées aient perdu de leur pertinence, mais que des estocades ad hominem aient entamé le crédit de l’homme dans l’opinion, qui reste toutefois un ouvrier de la pensée qui réagit sur la plupart des problèmes du pays et du monde et demeure une force de proposition grâce à sa théorie du « national tercérisme ».

De l’Université il nous vient des intellectuels que Michel Foucault appelait des « intellectuels spécifiques », c’est-à-dire qui interviennent dans des domaines dans lesquels leur voix fait autorité parce qu’ils ont des compétences avérées sur ces questions : les Professeurs Augustin Loada, Luc Ibriga en tant que constitutionnalistes, et Fernand Sanou comme spécialiste des systèmes éducatifs.

D’ailleurs, un nouveau genre d’intellectuels apparaît, qui milite dans les mouvements associatifs pour faire avancer les choses : les professeurs Mahamadi Savadogo avec le collectif des intellectuels et à travers les mouvements des droits humains, Albert Ouédraogo dans la défense des victimes de la guerre civile ivoirienne, Pierre Nacoulma dans le mouvement altermondialiste, etc. Il y a des juges, des médecins et de nombreux autres hommes qui s’engagent pour une société plus juste. Et il faut aussi signaler que la presse écrite, malgré la forte suspicion de subordination aux forces de l’argent et du pouvoir, dont l’opinion l’accable, exerce une attitude critique, et il y a beaucoup de plumes engagées dans les journaux.

Quant à la télévision, malgré l’existence d’ émissions où on réunit des panels d’universitaires et de journalistes, sa nature en fait un outil peu adapté au débat intellectuel. La réflexion a besoin de temps pour mûrir et d’une durée pour se déployer, tandis que la télé veut offrir des idées « fast food » en trois secondes et des phrases bien senties au téléspectateur. Et l’intervention intempestive de l’animateur et le montage, comme l’a dit Pierre Bourdieu, sont une véritable censure qui tronque le débat.

Pour conclure, on peut donc affirmer que l’intellectuel n’est pas mort en Afrique, mais, évoluant dans un espace communautaire qui lui dénie le droit d’intervenir dans le débat public, il lui faut s’affirmer en montrant qu’il est une force de proposition et non seulement de contestation et en créant ses propres canaux de diffusion : les nouvelles technologies de la communication sont une piste à explorer.

Et dans l’environnement de précarité où évolue l’ouvrier de la pensée, il lui faut trouver les ressources morales pour ne pas céder à la tentation du gain facile et ne pas se vendre aux maîtres de la Cité et devenir un griot moderne. L’intellectuel africain a le devoir d’aider à la gésine d’un monde plus juste, car, comme le disait si justement Bertolt Brecht dans Sainte Jeanne des Abattoirs : « Vos bons sentiments, que signifient-ils Si rien ne paraît au dehors ? Et votre savoir, qu’en est-il S’il reste sans conséquence ? Souciez-vous, en quittant ce monde, Non d’avoir été bon, cela ne suffit pas, Mais de quitter un monde bon ».

Barry Alceny


Jeudi 17 Septembre 2009
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