Le noir, étendard de la radicalité

Le noir est-il la couleur de la radicalité par excellence ? Elle représente aussi bien les pirates que les anarchistes, en passant par les fascistes italiens, les Black Panthers et, plus récemment, le groupe État islamique.



Le drapeau noir des pirates serait apparu pour la première fois en 1700 au large de Santiago de Cuba, au mât d’une embarcation menée par un Français. L’objectif : faire peur et intimer aux navires attaqués de se rendre sans combat, sans quoi le drapeau rouge était hissé, signifiant « pas de quartier ». Le drapeau noir, pour mieux terroriser, pouvait figurer un crâne, des fémurs croisés ou encore un squelette et un sablier, allusion au côté court de la vie.

Peut-on faire dire ce que l’on veut aux couleurs, en raison de significations qui s’empilent avec le temps ? Le noir, paradoxal, est aussi bien signe de deuil que de révolte ou tout son contraire, l’ordre établi. C’est la couleur de la soutane du curé, de la toge d’avocat et de la robe de magistrat, et aujourd’hui une marque d’élégance (« la petite robe noire »), voire de pouvoir (berlines noires pour les déplacements officiels).

Des « anars » aux « chemises noires »

L’étendard noir, à la fois signe de deuil et de révolte, flotte en 1871 lors de la Commune de Paris, une insurrection violemment réprimée. Onze ans plus tard, en 1882, le mouvement anarchiste français baptise son journal Le Drapeau Noir, tandis que l’écrivaine féministe et militante libertaire Louise Michel défile avec un jupon noir accroché au bout d’un manche à balai, en signe de « deuil de nos morts et de nos illusions ». Le noir passe alors pour une « non-couleur » et renvoie au « non-État » des anarchistes, un idéal universel.

La bannière sombre passe par le Mexique, où le révolutionnaire Emiliano Zapata se l’approprie en 1910 associée au slogan « Terre et liberté ». En Ukraine, l’anarchiste Nestor Makhno se distingue entre 1918 et 1921 en levant sous le drapeau noir une armée insurrectionnelle de 50 000 hommes, prête à en découdre avec les Russes blancs comme avec l’Armée rouge des Soviets. Ces troupes finissent écrasées et Nestor Makhno au cimetière du Père-Lachaise, après avoir été ouvrier chez Renault durant son exil français.

De leur côté, les « chemises noires » de l’Italie de Mussolini apparaissent en 1919, à l’exact opposé des « anars » sur l’échiquier politique. Les miliciens des « Faisceaux italiens de combats » (Fasci Italiani di Combattimento), un terme emprunté à la Rome antique, donnent ainsi leur nom au « fascisme ». L’organisation paramilitaire défend un « homme nouveau » et un autoritarisme opposés aux valeurs libérales du siècle des Lumières. Il préfigure le nazisme, qui préfère le brun.


Mai 1968, les rockers, la sacralité islamique

Le drapeau noir des anarchistes refait surface en mai 1968 sur le « Boul’Mich’ » à Paris. Faut-il y voir une extension des signes de révolte ? Le noir devient l’un des signes de ralliement des rockers de tout poil, des Chaussettes noires (France, 1960) aux Black Keys (États-Unis, 2001) en passant par le hard rock et le « post-punk », notamment chez les adeptes du look gothique. « C’est une évolution sociologique, explique Hervé Fischer, auteur de Les couleurs en Occident, de la préhistoire au XXIe siècle (Bibliothèque illustrée des histoires, 2019). Le noir, refusé par une longue tradition chrétienne […] n’est plus considéré comme une absence de couleur du bourgeois puritain, mais comme une couleur. »

Symbole de la révolte contre le système de castes en Inde, brandi dans les années 1940 par le mouvement pour le Respect de soi (Thantai Periyar), le noir revêt un sens positif dans le monde musulman. Il figure dans la moitié des 22 drapeaux des pays membres de la Ligue arabe, en référence à la Kaaba (« le cube ») de La Mecque, le plus sacré des lieux de l’islam. Recouvert de la kiswa, une étoffe de soie noire, le bâtiment pré-islamique a été vidé de ses idoles lors de la conquête de La Mecque par Mahomet, en 630. Il symbolise, depuis, l’absence de figures d’adoration et de représentations de Dieu dans la religion musulmane.


La couleur noire est, là encore, reprise par les radicaux, extrémistes et autres « ultras ». C’est l’une des couleurs des caftans et turbans des ayatollahs en Iran, et celle du drapeau du groupe État islamique (EI) en Irak, en Syrie, au Yémen et en Somalie.

La bannière noire ou « raya », aussi appelée « drapeau de l’aigle », était l’étendard du prophète Mahomet sur le champ de bataille, explique Abdelasiem El Difraoui dans son livre Al-Qaïda par l'image (Presses universitaires de France, 2013) : « Ce drapeau a retrouvé un rôle prééminent durant le VIIIe siècle, alors qu’il était employé par le chef de la révolution des Abbassides qui dirigea une révolte contre le clan et le califat des Omeyyades. Depuis, l’image du drapeau noir symbolise la révolte religieuse et le jihad. » Ce faisant, il a été détourné par les islamistes au détriment de la majorité des musulmans, avec l’inscription en blanc sur fond noir du début de la shahada (« Il n'y a de dieu que Dieu »), profession de foi des musulmans.



Black Panthers et Mouvement de la conscience noire

Le noir, enfin, est aussi le symbole incontournable des mouvements de lutte des Africains et Afro-descendants, partout où ils ont été ségrégués. La ligne noire sur le drapeau multicolore de l’Afrique du Sud représente ainsi la communauté africaine, majoritaire, dite « noire » par l’ancien régime raciste de l’apartheid. En Californie, le drapeau du Black Panther Party (BPP), mouvement révolutionnaire de libération et d’autodéfense des Afro-Américains fondé en 1966, montre un félin bondissant, toutes griffes dehors.

Un poing noir résolument fermé, signe de lutte et de mobilisation largement partagé en Afrique du Sud, représente le Mouvement de la conscience noire (BCM) créé par Steve Biko à partir de 1968. Ce poing noir réapparaît au Brésil, brandi par le Mouvement noir, puis aux États-Unis avec Black Lives Matter.

À signaler, le BCM a réussi l’exploit de changer la charge du mot « noir » en Afrique du Sud – lui retirant sa valeur raciale pour en faire un choix politique libérateur. Ainsi, nombre de métis ou de Sud-Africains d’origine indienne, qui n’entrent pas dans l’ancien groupe racial « noir » tel qu’il était défini par l’apartheid, peuvent très bien se déclarer « Noirs » sans que personne n’y trouve rien à redire. Être « Noir » relève d'un manifeste et d'une posture de combat pour la liberté, et non d’une couleur de peau.

Source: https://www.rfi.fr

Dimanche 25 Juillet 2021
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