Le processus de l’occupation des territoires actuelles de la Mauritanie et la question de la frontière du "Sud"
par Docteur Ibrahima Abou Sall- Historien-chercheur- Secrétaire Général des FLAM-Europe de l´Ouest
Dans l'histoire de la colonisation de la Mauritanie, la thèse généralement admise veut que la conquête se caractérise d'abord par un mouvement "(...) en hauteur vers le Maroc (...) qui a poussé ensuite (...) en largeur, vers l'est, gagnant chaque année une province sur le Sahel soudanais"[1].Cette vision réduit donc la conquête coloniale de la Mauritanie à celle des territoires habités exclusivement par les populations bidan. Il faut toutefois relever une ambiguïté ou une imprécision chez les auteurs de cette thèse. Certains intègrent totalement le "Sud" dans ce qu'ils appellent "l'unité territoriale maure" (COPPOLANI, GOURAUD, MARTY, et cetera). D'autres le rattachent au Sénégal. Encore MARTY. D'où la difficulté pour celui-ci de préciser son "espace unitaire maure" Pour nous il est incontestable que le contexte de la conquête du Waalo Barak, du Fuuta Tooro et des pays du Haut Fleuve est celui de "La Marche vers l'Est" subdivisée en deux étapes:
Celle appelée "La Marche au Niger" correspond à la période d'expansion entamée pendant les deux mandats de Faidherbe (entre 1854 et 1864), consolidée par le Gouverneur PINET-LAPRADE et suivie par une longue période de pause qui correspond au mandat de VALIERE (1869-1876).
Puis ce fut l'étape de "La Grande Conquête", celle du Soudan dont la conquête était devenue l'objectif majeur depuis la reprise à partir de 1877 de la politique d'expansion coloniale. Elle s'acheva en 1899 après les défaites de Laamzo Juulve Aamadu TAAL et de l’Almaami Samori TUURE. Kayhayzi et Selibaabi furent conquis dans le cadre de cette campagne. A cette dernière date déjà l'ensemble des territoires situés au nord du fleuve et rattachés plus tard à la colonie de Mauritanie étaient déjà organisés au sein de la colonie du Sénégal, formant avec ceux de la rive gauche, d'est en ouest, les cercles de Bakkel, de Kayhayzi, de Podoor, de Dagana et de Saint-Louis.
"La Marche vers le Nord" se situe, quant à elle, après la période de consolidation des positions au Soudan français, et au moment où les intérêts économiques et stratégiques de la France étaient menacés plus sérieusement par ses rivales européennes, à savoir l'Allemagne, l'Espagne et l'Angleterre. C'est la raison de la création de la Mauritanie à laquelle COPPOLANI songea restituer son "(...) caractère essentiel (...) ", "(...) sa mission historique (...)", à savoir "(...) être le trait d'union entre le Sénégal et l'Afrique du Nord (...)". Elle avait aussi pour mission de "(...) protéger la vieille colonie du Sénégal (...)"[2] Cette marche vers le Nord et sa conquête se situent bien entre novembre 1902 (début de la conquête du Trab el Bîdân et mars 1933 (date de la mort de l'émir de l'Adrar Ahmed Wul Ayde, dernier chef résistant bîdân contre l'occupation française de ces territoires du Nord.)
En conclusion nous disons que "La Marche vers l'Est" et "La Marche vers le Nord" sont les deux étapes de la conquête coloniale de la Mauritanie, si on entend par Mauritanie l'ensemble des territoires qui constituent actuellement ce pays.
Sur la question concernant le rattachement de la rive droite, nous sommes arrivés à la conclusion que les raisons économiques avaient déterminé la décision de rattachement, car les fondateurs (COPPOLANI principalement) de la colonie ne pouvaient concevoir la Mauritanie sans lui donner les moyens économiques devant justifier son existence auprès de Paris. Cet aspect apparaît à l'évidence lorsqu'on étudie la situation économique de la nouvelle colonie au moment de sa création. D'ailleurs, cette argumentation est demeurée valable bien après la Seconde Guerre Mondiale, jusqu'à la mise en exploitation des richesses minières du Tiris Zemour (fer) et de l'Inchiri (cuivre) dans le nord-ouest.
L'accent doit donc être mis sur cette corrélation entre le rattachement de la rive droite et son rôle économique pour expliquer les raisons de l'intégration de la rive droite à la colonie de Mauritanie.
La bande de territoire appelée "zone utile" de la nouvelle colonie, était la seule région où l'on produisait des céréales (mil, maïs), de l'arachide, du coton, du tabac, etc. On exploitait aussi du bois de chauffe et du bois de construction. Elle était aussi son unique zone de transactions entre le commerce caravanier maure et les grandes maisons de traite de Saint-Louis. Créer une frontière au nord du fleuve qui isolerait le commerce maure de ses centres de transactions (escales) équivaudrait à le disjoindre d'un système d'échanges économiques établi par les Français depuis les guerres de la gomme au XVIIIème siècle. D'ailleurs, dès la fin de la Première Guerre mondiale, pour renforcer cette vocation, l'administration centrale y concentra plus d'"efforts" afin de "(...) rentabiliser cette région utile de la colonie (...)". En plus de cette vocation de "(...) zone de transactions commerciales (...)", Saint-Louis chercha à y développer l'arachide, le tabac, mais surtout le coton dans le cadre de la campagne de relance de la production cotonnière en A.O.F.
L'une des conséquences de cette délimitation est évidemment l'écartèlement des unités villageoises entre deux administrations qui, bien que régies par la même puissance coloniale, n'hésitèrent pas à se présenter aux yeux des populations indigènes en rivales défendant chacune les "intérêts de sa colonie". La création d'une frontière au milieu d'une unité géographique homogène favorisa le disfonctionnement d'un mode d'organisation socio-économique que des agriculteurs et des pasteurs avaient mis des siècles à élaborer. Les crises parfois graves et désormais permanentes entre les deux administrations du Soudan français et du Sénégal d'une part, celle de la Mauritanie de l'autre, les conflits entre les populations elles-mêmes engendrés par la question de la propriété des terre de culture mobilisèrent le Gouvernement général de l'A.O.F. en vue de trouver une solution définitive. Jusqu’en 1945, aucune des solutions envisagées ne fut retenue. En 1911, on était allé jusqu'à envisager la création d'un protectorat peuplé exclusivement de Bidan, après la restitution de la rive droite au Sénégal.
Par contre, l'argumentation sur "l'unité ethnique et géographique" ne semble pas avoir été assez déterminant dans la promulgation de l'arrêté du 10 avril 1904 prononçant l'éclatement du cercle de Kayhayzi et le rattachement de sa rive droite au nouveau "Protectorat des Pays Maures". Mais à y réfléchir on se rend compte que les théoriciens de la première génération (COPPOLANI, ARNAUD, MARTY, et cetera) et ceux des années quarante (LAIGRET en particulier) l'avaient évoquée chacun à son époque pour justifier le projet de création de ce qu'ils dénommaient "ensemble mauritanien". Paul MARTY considérait la rive droite comme "(...) la tranche des pays maures insoumis" qui avait été donnée à la colonie du Sénégal sous forme d'hinterland. Selon lui, il a fallu, après, "(…) opérer le divorce entre le Sénégal et les pays maures qui lui étaient annexés pour créer la Mauritanie dont les principes de fondements devaient reposer sur des facteurs de l'unité naturelle maures et sahariens"[3]. C'était donc l'idée d'un commandement spécial pour les nomades et en particulier d'un commandement unique pour les "Maures de l'Est" et les "Maures de l'Ouest". La préoccupation était d'étendre très loin vers l'Est la nouvelle limite de la Mauritanie et d'englober à l'intérieur de celle-ci "le plus grand nombre possible de Maures nomades" En somme, créer une "colonie ethnique".
En 1943, Christian LAIGRET gouverneur en Mauritanie reprend cette thèse de "l'unité géographique regroupant l'ensemble des territoires maures" Il se sert cette fois-ci de l'argument économique pour revendiquer l'intégration de la rive gauche à cette colonie. Selon lui la vallée était un ensemble économique homogène qui ne pouvait être divisée entre les deux colonies. Ceci pour résoudre le grave problème des transferts des importantes récoltes saisonnières sur la rive sénégalaise, au désavantage des populations bidan, particulièrement celles du nord qui étaient de grandes consommatrices de mil et totalement dépendantes de l'agriculture de la vallée. Selon LAIGRET, cette solution était la meilleure pour résoudre aussi l'épineux problème des terres de culture et des déplacements des populations d'une rive à l'autre et qui empoisonnait souvent les relations entre les deux colonies de la Mauritanie et du Sénégal depuis l'application de l'arrêté du 10 avril 1904. Puisque l'inverse était impossible pour ne pas remettre en cause l'existence de la colonie de Mauritanie.
Soulignons que c'est dans le cadre de ce "programme d'unification" que le Gouverneur LAIGRET avait réussi à faire détacher du Soudan le cercle d'Aïoun el Atrouss et à l'intégrer à la Mauritanie en juillet 1944. Par contre, vers le Sud et toujours sous l'emprise de cette idée, le Gouvernement général avait fait tracer une ligne de séparation nette entre sédentaires et nomades. Ce projet se révéla rapidement irréalisable dans la pratique. LAIGRET était lui-même arrivé à la conclusion que de telles délimitations étaient absurdes. A propos de la délimitation au sud entre la Mauritanie et le Soudan, il écrivait en 1945:"On peut penser aujourd'hui, après une année d'expérience que la plupart des difficultés que connaissent à l'heure actuelle les cercles d'Aïoun el Atrouss et Nioro proviennent de cette fixation arbitraire du parallèle 15°30' de la limite sud de la nomadisation"[4] De l'aveu même de ce Lieutenant-gouverneur, la raison fondamentale du rattachement du cercle du Hodh à la Mauritanie était le mouvement "hammalliste". Or pour contrôler ce mouvement l'administration était obligée d'intégrer ensemble les deux régions soit au Soudan soit en Mauritanie, car la séparation des deux n'aurait aucune efficacité contre les Hamallistes. Il ne semblait pas approuver le principe de séparation d'une même communauté ethnique ou religieuse entre deux administrations.
Cette idée de "regroupement homogène" des ensembles fut largement admise pendant la Première Guerre Mondiale. A cette époque la solution fut envisagée successivement par les Gouverneurs généraux ANGOULVANT et CLOZEL. La question de la frontière entre les deux colonies du Sénégal et de la Mauritanie était devenue un enjeu où s'affrontaient les "intérêts sénégalais" et les partisans du maintien d'une Mauritanie renforcée par l'ensemble des territoires des deux rives compris entre le Haut-Sénégal et la Basse Vallée. Mais la réalisation d'un tel projet dépendait des importantes modifications des frontières au détriment du Sénégal, du Soudan, mais aussi de la Gambie anglaise qui allait être annexée au Sénégal pour former une nouvelle colonie dénommée "Sénégambie", et enfin de la Guinée portugaise annexée à la Guinée française. Le refus de Londres d'échanger une Gambie riche en arachides indispensables aux huileries anglaises fit donc échouer ce projet.
Ainsi, la question de la frontière ne trouva jamais une solution acceptable pour les deux colonies. Après l'échec de la dernière tentative de mars 1933, il ne fut plus question de suppression de la Mauritanie, mais de lui octroyer encore des terres et des populations pour la "(…) rendre plus viable et plus justifiable (…)" aux yeux des économistes de Paris[5]
En mars 1933, dans le cadre d'une politique de "(…) réorganisation plus rationnelle et plus rentable (…)" des colonies composant l'A.O.F., le Gouvernement général suggéra la suppression de la colonie de Mauritanie par intégration au Sénégal. Il trouvait son maintien coûteux par rapport à son faible intérêt économique, et son existence inutile puisque toute son administration centrale se trouvait en dehors de son territoire, à Saint-Louis. Mais un influent lobby constitué d'anciens militaires et administrateurs civils qui avaient servi dans cette colonie et les membres de l'administration en place qui entrevoyaient dans cette suppression une menace de leurs intérêts particuliers (certains administrateurs craignaient de rester dans l'inactivité, à l'ombre de leurs homologues "sénégalais", et de perdre des avantages matériels) firent échouer le projet. Ils demandèrent au Gouvernement général de tenir compte d'un argument important selon eux, à savoir "Le refus et la crainte des Maures d'être dominés par des Noirs"[6]. Une argumentation qui était prise sérieusement en considération à chaque fois qu'on évoquait l'idée de suppression de la colonie pour la rattacher au Sénégal.
Cette question sur la frontière continue d’envenimer les relations entre les gouvernements des deux pays avec un fond plus ou moins ambigu de rattachisme dans le discours des intellectuels et hommes politiques sénégalais originaires du Fleuve. Leurs arguments historiques sont rejetés par un discours pan-arabiste des Bîdân qui veut que la vallée du Sénégal fasse partie curieusement de la nation arabe.
Mais, si nous revenons à notre propos purement historique, nous affirmons que les territoires de la vallée du Sénégal compris entre le Delta et le Haut Fleuve forment une unité géographique et socioculturelle issue de cet ensemble “tekourien” dans lequel furent crées les Etats précoloniaux du Waalo Barak, du Fuuta Tooro, du NGalam et du Gidimaxa actuellement partagés entre les trois républiques de Mauritanie, du Mali et du Sénégal.
A SUIVRE...
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Extrait du COLLOQUE SUR LA MAURITANIE (Organisé par l'Association des Amis de la Mauritanie- Novembre, décembre 1995)
par Docteur Ibrahima Abou Sall- Historien-chercheur- Secrétaire Général des FLAM-Europe de l´Ouest
Dans l'histoire de la colonisation de la Mauritanie, la thèse généralement admise veut que la conquête se caractérise d'abord par un mouvement "(...) en hauteur vers le Maroc (...) qui a poussé ensuite (...) en largeur, vers l'est, gagnant chaque année une province sur le Sahel soudanais"[1].Cette vision réduit donc la conquête coloniale de la Mauritanie à celle des territoires habités exclusivement par les populations bidan. Il faut toutefois relever une ambiguïté ou une imprécision chez les auteurs de cette thèse. Certains intègrent totalement le "Sud" dans ce qu'ils appellent "l'unité territoriale maure" (COPPOLANI, GOURAUD, MARTY, et cetera). D'autres le rattachent au Sénégal. Encore MARTY. D'où la difficulté pour celui-ci de préciser son "espace unitaire maure" Pour nous il est incontestable que le contexte de la conquête du Waalo Barak, du Fuuta Tooro et des pays du Haut Fleuve est celui de "La Marche vers l'Est" subdivisée en deux étapes:
Celle appelée "La Marche au Niger" correspond à la période d'expansion entamée pendant les deux mandats de Faidherbe (entre 1854 et 1864), consolidée par le Gouverneur PINET-LAPRADE et suivie par une longue période de pause qui correspond au mandat de VALIERE (1869-1876).
Puis ce fut l'étape de "La Grande Conquête", celle du Soudan dont la conquête était devenue l'objectif majeur depuis la reprise à partir de 1877 de la politique d'expansion coloniale. Elle s'acheva en 1899 après les défaites de Laamzo Juulve Aamadu TAAL et de l’Almaami Samori TUURE. Kayhayzi et Selibaabi furent conquis dans le cadre de cette campagne. A cette dernière date déjà l'ensemble des territoires situés au nord du fleuve et rattachés plus tard à la colonie de Mauritanie étaient déjà organisés au sein de la colonie du Sénégal, formant avec ceux de la rive gauche, d'est en ouest, les cercles de Bakkel, de Kayhayzi, de Podoor, de Dagana et de Saint-Louis.
"La Marche vers le Nord" se situe, quant à elle, après la période de consolidation des positions au Soudan français, et au moment où les intérêts économiques et stratégiques de la France étaient menacés plus sérieusement par ses rivales européennes, à savoir l'Allemagne, l'Espagne et l'Angleterre. C'est la raison de la création de la Mauritanie à laquelle COPPOLANI songea restituer son "(...) caractère essentiel (...) ", "(...) sa mission historique (...)", à savoir "(...) être le trait d'union entre le Sénégal et l'Afrique du Nord (...)". Elle avait aussi pour mission de "(...) protéger la vieille colonie du Sénégal (...)"[2] Cette marche vers le Nord et sa conquête se situent bien entre novembre 1902 (début de la conquête du Trab el Bîdân et mars 1933 (date de la mort de l'émir de l'Adrar Ahmed Wul Ayde, dernier chef résistant bîdân contre l'occupation française de ces territoires du Nord.)
En conclusion nous disons que "La Marche vers l'Est" et "La Marche vers le Nord" sont les deux étapes de la conquête coloniale de la Mauritanie, si on entend par Mauritanie l'ensemble des territoires qui constituent actuellement ce pays.
Sur la question concernant le rattachement de la rive droite, nous sommes arrivés à la conclusion que les raisons économiques avaient déterminé la décision de rattachement, car les fondateurs (COPPOLANI principalement) de la colonie ne pouvaient concevoir la Mauritanie sans lui donner les moyens économiques devant justifier son existence auprès de Paris. Cet aspect apparaît à l'évidence lorsqu'on étudie la situation économique de la nouvelle colonie au moment de sa création. D'ailleurs, cette argumentation est demeurée valable bien après la Seconde Guerre Mondiale, jusqu'à la mise en exploitation des richesses minières du Tiris Zemour (fer) et de l'Inchiri (cuivre) dans le nord-ouest.
L'accent doit donc être mis sur cette corrélation entre le rattachement de la rive droite et son rôle économique pour expliquer les raisons de l'intégration de la rive droite à la colonie de Mauritanie.
La bande de territoire appelée "zone utile" de la nouvelle colonie, était la seule région où l'on produisait des céréales (mil, maïs), de l'arachide, du coton, du tabac, etc. On exploitait aussi du bois de chauffe et du bois de construction. Elle était aussi son unique zone de transactions entre le commerce caravanier maure et les grandes maisons de traite de Saint-Louis. Créer une frontière au nord du fleuve qui isolerait le commerce maure de ses centres de transactions (escales) équivaudrait à le disjoindre d'un système d'échanges économiques établi par les Français depuis les guerres de la gomme au XVIIIème siècle. D'ailleurs, dès la fin de la Première Guerre mondiale, pour renforcer cette vocation, l'administration centrale y concentra plus d'"efforts" afin de "(...) rentabiliser cette région utile de la colonie (...)". En plus de cette vocation de "(...) zone de transactions commerciales (...)", Saint-Louis chercha à y développer l'arachide, le tabac, mais surtout le coton dans le cadre de la campagne de relance de la production cotonnière en A.O.F.
L'une des conséquences de cette délimitation est évidemment l'écartèlement des unités villageoises entre deux administrations qui, bien que régies par la même puissance coloniale, n'hésitèrent pas à se présenter aux yeux des populations indigènes en rivales défendant chacune les "intérêts de sa colonie". La création d'une frontière au milieu d'une unité géographique homogène favorisa le disfonctionnement d'un mode d'organisation socio-économique que des agriculteurs et des pasteurs avaient mis des siècles à élaborer. Les crises parfois graves et désormais permanentes entre les deux administrations du Soudan français et du Sénégal d'une part, celle de la Mauritanie de l'autre, les conflits entre les populations elles-mêmes engendrés par la question de la propriété des terre de culture mobilisèrent le Gouvernement général de l'A.O.F. en vue de trouver une solution définitive. Jusqu’en 1945, aucune des solutions envisagées ne fut retenue. En 1911, on était allé jusqu'à envisager la création d'un protectorat peuplé exclusivement de Bidan, après la restitution de la rive droite au Sénégal.
Par contre, l'argumentation sur "l'unité ethnique et géographique" ne semble pas avoir été assez déterminant dans la promulgation de l'arrêté du 10 avril 1904 prononçant l'éclatement du cercle de Kayhayzi et le rattachement de sa rive droite au nouveau "Protectorat des Pays Maures". Mais à y réfléchir on se rend compte que les théoriciens de la première génération (COPPOLANI, ARNAUD, MARTY, et cetera) et ceux des années quarante (LAIGRET en particulier) l'avaient évoquée chacun à son époque pour justifier le projet de création de ce qu'ils dénommaient "ensemble mauritanien". Paul MARTY considérait la rive droite comme "(...) la tranche des pays maures insoumis" qui avait été donnée à la colonie du Sénégal sous forme d'hinterland. Selon lui, il a fallu, après, "(…) opérer le divorce entre le Sénégal et les pays maures qui lui étaient annexés pour créer la Mauritanie dont les principes de fondements devaient reposer sur des facteurs de l'unité naturelle maures et sahariens"[3]. C'était donc l'idée d'un commandement spécial pour les nomades et en particulier d'un commandement unique pour les "Maures de l'Est" et les "Maures de l'Ouest". La préoccupation était d'étendre très loin vers l'Est la nouvelle limite de la Mauritanie et d'englober à l'intérieur de celle-ci "le plus grand nombre possible de Maures nomades" En somme, créer une "colonie ethnique".
En 1943, Christian LAIGRET gouverneur en Mauritanie reprend cette thèse de "l'unité géographique regroupant l'ensemble des territoires maures" Il se sert cette fois-ci de l'argument économique pour revendiquer l'intégration de la rive gauche à cette colonie. Selon lui la vallée était un ensemble économique homogène qui ne pouvait être divisée entre les deux colonies. Ceci pour résoudre le grave problème des transferts des importantes récoltes saisonnières sur la rive sénégalaise, au désavantage des populations bidan, particulièrement celles du nord qui étaient de grandes consommatrices de mil et totalement dépendantes de l'agriculture de la vallée. Selon LAIGRET, cette solution était la meilleure pour résoudre aussi l'épineux problème des terres de culture et des déplacements des populations d'une rive à l'autre et qui empoisonnait souvent les relations entre les deux colonies de la Mauritanie et du Sénégal depuis l'application de l'arrêté du 10 avril 1904. Puisque l'inverse était impossible pour ne pas remettre en cause l'existence de la colonie de Mauritanie.
Soulignons que c'est dans le cadre de ce "programme d'unification" que le Gouverneur LAIGRET avait réussi à faire détacher du Soudan le cercle d'Aïoun el Atrouss et à l'intégrer à la Mauritanie en juillet 1944. Par contre, vers le Sud et toujours sous l'emprise de cette idée, le Gouvernement général avait fait tracer une ligne de séparation nette entre sédentaires et nomades. Ce projet se révéla rapidement irréalisable dans la pratique. LAIGRET était lui-même arrivé à la conclusion que de telles délimitations étaient absurdes. A propos de la délimitation au sud entre la Mauritanie et le Soudan, il écrivait en 1945:"On peut penser aujourd'hui, après une année d'expérience que la plupart des difficultés que connaissent à l'heure actuelle les cercles d'Aïoun el Atrouss et Nioro proviennent de cette fixation arbitraire du parallèle 15°30' de la limite sud de la nomadisation"[4] De l'aveu même de ce Lieutenant-gouverneur, la raison fondamentale du rattachement du cercle du Hodh à la Mauritanie était le mouvement "hammalliste". Or pour contrôler ce mouvement l'administration était obligée d'intégrer ensemble les deux régions soit au Soudan soit en Mauritanie, car la séparation des deux n'aurait aucune efficacité contre les Hamallistes. Il ne semblait pas approuver le principe de séparation d'une même communauté ethnique ou religieuse entre deux administrations.
Cette idée de "regroupement homogène" des ensembles fut largement admise pendant la Première Guerre Mondiale. A cette époque la solution fut envisagée successivement par les Gouverneurs généraux ANGOULVANT et CLOZEL. La question de la frontière entre les deux colonies du Sénégal et de la Mauritanie était devenue un enjeu où s'affrontaient les "intérêts sénégalais" et les partisans du maintien d'une Mauritanie renforcée par l'ensemble des territoires des deux rives compris entre le Haut-Sénégal et la Basse Vallée. Mais la réalisation d'un tel projet dépendait des importantes modifications des frontières au détriment du Sénégal, du Soudan, mais aussi de la Gambie anglaise qui allait être annexée au Sénégal pour former une nouvelle colonie dénommée "Sénégambie", et enfin de la Guinée portugaise annexée à la Guinée française. Le refus de Londres d'échanger une Gambie riche en arachides indispensables aux huileries anglaises fit donc échouer ce projet.
Ainsi, la question de la frontière ne trouva jamais une solution acceptable pour les deux colonies. Après l'échec de la dernière tentative de mars 1933, il ne fut plus question de suppression de la Mauritanie, mais de lui octroyer encore des terres et des populations pour la "(…) rendre plus viable et plus justifiable (…)" aux yeux des économistes de Paris[5]
En mars 1933, dans le cadre d'une politique de "(…) réorganisation plus rationnelle et plus rentable (…)" des colonies composant l'A.O.F., le Gouvernement général suggéra la suppression de la colonie de Mauritanie par intégration au Sénégal. Il trouvait son maintien coûteux par rapport à son faible intérêt économique, et son existence inutile puisque toute son administration centrale se trouvait en dehors de son territoire, à Saint-Louis. Mais un influent lobby constitué d'anciens militaires et administrateurs civils qui avaient servi dans cette colonie et les membres de l'administration en place qui entrevoyaient dans cette suppression une menace de leurs intérêts particuliers (certains administrateurs craignaient de rester dans l'inactivité, à l'ombre de leurs homologues "sénégalais", et de perdre des avantages matériels) firent échouer le projet. Ils demandèrent au Gouvernement général de tenir compte d'un argument important selon eux, à savoir "Le refus et la crainte des Maures d'être dominés par des Noirs"[6]. Une argumentation qui était prise sérieusement en considération à chaque fois qu'on évoquait l'idée de suppression de la colonie pour la rattacher au Sénégal.
Cette question sur la frontière continue d’envenimer les relations entre les gouvernements des deux pays avec un fond plus ou moins ambigu de rattachisme dans le discours des intellectuels et hommes politiques sénégalais originaires du Fleuve. Leurs arguments historiques sont rejetés par un discours pan-arabiste des Bîdân qui veut que la vallée du Sénégal fasse partie curieusement de la nation arabe.
Mais, si nous revenons à notre propos purement historique, nous affirmons que les territoires de la vallée du Sénégal compris entre le Delta et le Haut Fleuve forment une unité géographique et socioculturelle issue de cet ensemble “tekourien” dans lequel furent crées les Etats précoloniaux du Waalo Barak, du Fuuta Tooro, du NGalam et du Gidimaxa actuellement partagés entre les trois républiques de Mauritanie, du Mali et du Sénégal.
A SUIVRE...
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Extrait du COLLOQUE SUR LA MAURITANIE (Organisé par l'Association des Amis de la Mauritanie- Novembre, décembre 1995)
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