Résistance et assassinat du héros national : Abdoul Bocar Kane



 
Ultime résistance et assassinat de Abdul Bookar Kan (juillet 1890 - août 1891)
Par IBRAHIMA ABOU SALL historien-chercheur


La résistance anti-coloniale s’affaiblit considérablement après le départ de Al Buri pour le Kaarta . Le Buurba Jolof était reparti avec un important contingent composé de ses plus valeureux guerriers dont la présence avait redonné du courage aux combattants du Fuuta central. Le Jaagorgal du Boosoya, quant à lui, avait préféré rester dans son pays pour combattre le colonialisme français. Il entreprit alors dès le mois d’août 1890 une nouvelle campagne de ralliement pour généraliser la résistance sur l’ensemble du pays. En portant ses actions essentiellement sur la province du Damnga, le maillon faible de la chaîne des zones d’influence française dans le pays, Abdul Bookar avait fini par amener Saint-Louis à se rendre à l’évidence de la précarité de la sécurité de la principale voie de ravitaillement de la campagne du Soudan : le fleuve Sénégal. Pour contrôler définitivement cette province, Saint-Louis se décida enfin à nommer à sa tête Siik Mammadu Maamuudu Kan (Robinson), mais ce personnage plutôt religieux que politique ne faisait guère le poids sur l’échiquier politique du Damnga, encore moins du Fuuta entier. Sa position plutôt favorable au colonialisme français n’était guère appréciée par nombre de dirigeants de la province . Sa nomination gênait particulièrement Abdul Bookar qui n’avait jamais caché ses prétentions politiques sur le Damnga qu’il avait toujours souhaité diriger avec le titre de Elfekki.. Les Français s’y étaient toujours opposés. N’admettant pas la nomination de Siik Mammadu Maamuudu, il le fit assassiner par ses principaux lieutenants le 29 septembre 1890 à Horndolde. Cette exécution montrait combien la résistance anti-coloniale était désormais déterminée à aller loin dans l’engrenage de la violence contre le colonialisme frrançais et ses alliés. Le succès politique remporté par Abdul après ce coup de Horndolde avait été perçu par Saint-Louis comme un défi. La crédibilité de la France auprès de ses alliés était donc mise à l’épreuve. Il fallait relever le défi. En représailles, Saint-Louis fit d’abord canonner le village de Horndolde. Une colonne d’occupation fut mise sur pied sous le commandement du Colonel Dodds. Elle comprenait 700 soldats de l’armée régulière des Tirailleurs sénégalais, 1200 fantassins et des contingents du Waalo Barak, du NJambuur et du Kajoor.
Le contingent du Tooro avait été retardé par les événements de Haayre Laaw, suite à l’assassinat de l’administrateur du cercle de Podoor, Abel Jeandet. Celui-ci avait reçu l’ordre de réunir ce contingent pour concourir, si besoin était, à l’action du Colonel . Son assassinat doit être mis à l’actif des missionnaires de Aamadu Sayku et de Abdul Bookar qui avaient fait organiser des campagnes anti-françaises au Fuuta, et particulièrement dans les provinces du Tooro et du Dimat. Des groupes opposés à la présence française parcouraient la région pour convaincre les populations à ne pas répondre à l’appel de l’administrateur. Dans une de ses lettres adressées au Gouverneur, le Directeur des Affaires politiques, Tautin, avouait d’ailleurs que les jeunes, dans le but de faire une alliance générale contre les Français "(...) furent favorablement écoutés, et ils n’eurent pas beaucoup de peine à décider la majeure partie du pays, sinon à prendre immédiatement les armes et à entrer aussitôt en action, du moins à se livrer pour aider (...)" à leur "(...) écrasement lorsque le mouvement général commencerait (...)" .
L’annonce de la levée d’une colonne d’occupation avait provoqué de nouvelles inquiétudes au sein de la population du Fuuta central encore effrayée à l’idée de pillages et d’incendies de villages et de cultures. Le Colonel Dodds essaya de la rassurer en lui affirmant ses "intentions pacifiques" et "son souci d’établir de bonnes relations" entre les Français et les Boosoyaave. Des "intentions pacifiques" qui n’étaient pas suffisantes pour mettre la province à l’abri des exactions. Des exactions qui amenèrent les vives protestations de Elimaan BeelinaaBe Demmba exprimées dans une lettre collective adressée au Qadi Elimaan Mammadu Lamin Lih et à l’interprète Sammba Noor Faal, tous deux des proches du Colonel : "(...) Le colonel est venu chez nous en palabre et de contracter avec nous une alliance. Il nous déclare qu’il ne touchera pas notre bien et notre religion. Il nous demande que de rester tranquille chez nous, mais dans tout cela, nous sommes inquiets parce que tout individu de Kaédi qui veut revenir à ce village pour y rester dans sa case on cherche à l’arrêter maintenant, si le colonel veut que nous rentrons on devra laisser venir les gens de ce village de rentrer chez eux comme ils le désirent (…)" . Une lettre de Ceerno Molle Bubakar Lih adressée au gouverneur traduisait aussi les mêmes préoccupations : " (...).Kaédi est complètement détruit. Les habitants sont dans la plus grande misère ; la plus grande partie a trouvé dans la forêt sans toit, sans mil, n’ayant pour abri que les arbres. Les gens que vous laissez à Kaéaidi nous maltraitent. Ils nous empêchent de retourner chez nous et nous empêchent aussi de manger. Ceux qui restent dans Kaéaidi sont mis en prison, roués de coups et font toutes les corvées. Si un captif s’évade, il est pris et n’est plus rendu (...)" . Il reprocha aussi aux Français leur déloyauté envers les Sooninko de Gataaga qui, pourtant, n’avaient manifesté aucune hostilité à leur endroit. Au contraire, ceux-ci avaient accueilli favorablement leur arrivée et avaient même fourni de la main-d’oeuvre pour la construction du fort. Malgré tout ils furent brimés et humiliés comme les autres. Leurs dirigeants écrivirent d’ailleurs une lettre de protestation au Gouverneur .
En réalité, toutes ces exactions étaient surtout l’oeuvre de partisans fuutaqnkoobe des Français, particulièrement des soldats appartenant au contingent colonial du Laaw qui avaient profité de l’occasion pour se venger des BoosoyaaBe dont certains des principaux dirigeants avaient été de tout temps les ennemis mortels de leur chef Ibra Almaami. D’ailleurs, celui-ci poussera le zèle et l’excès jusqu’à fusiller un habitant de Jowol qui avait "(...) insulté les Français (...)"
Le Colonel Dodds, ayant appris que Abdul Bookar séjournait chez les Abâkak, demanda au Gouverneur de donner ordre à leur Emir Bakkar Wul Sweid Ahmed de le livrer sous peine de voir le paiement de ses coutumes suspendu. Une menace qui fut sans effet. A partir du fleuve, les Français n’avaient aucun moyen de pression efficace sur les Abâkak. Depuis Faidherbe, Bakkar avait gardé les mêmes sentiments à l’égard des Français. Il n’avait jamais caché son hostilité et son mépris à leur endroit. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles il avait accueilli Abdul Bookar, Al Buri et leurs partisans. Depuis le début des années 80, Saint-Louis avait toujours cherché à se débarrasser du Jaagorgal. Les Français avaient même proposé une coalition quadripartite avec les Emirs du Trarza Ahmed Salum Wul Eli, du Brakna Sidi Eli Wul Ahmeddu et de l’Adrar Sid’Ahmed Wul Ayde. En 1890, pour venir en aide à ce dernier en guerre contre Bakkar Wul Sweyd Ahmed dont l’armée avait été renforcée par des contingents du Fuuta central et du Jolof, Saint-Louis avait même proposé d’envoyer en Adrar tout l’armement saisi en 1885 au Kajoor après la défaite et la mort du Dammel Lat Joor.
Voyant ses démarches infructueuses auprès de l’Emir des Abâkak, le Gouverneur de Lamothe ordonna, en février 1891, à Sidi Eli d’attaquer par l’ouest les troupes de Bakkâr afin de supprimer tout appui militaire en faveur de Abdul Bookar Kan. Les Français avaient une conscience réelle de l’animosité entre Awlad Seyyid et Abâkak. Le Gouverneur comptait donc beaucoup sur l’engagement de leur allié traditionnel Sidi Eli pour distraire leurs ennemis pendant que les troupes coloniales françaises et leurs alliés du Fleuve attaquaient la troupe du parti anti-colonial. L’action militaire des Awlad Seyyid se solda par une impasse politique grave. Au lieu de s’attaquer à l’armée des Abâkak, les fils de Sidi Eli, Ahmeddu et Mohamed L’Krâra choisirent plutôt de piller indistinctement des villages des provinces du Laaw, du YiirlaaBe et du HebbiyaaBe dont les principaux dirigeants étaient les alliés de Saint-Louis. Ils pillèrent, aussi, indistinctement des caravanes de tribus venues du Tagant. Il faut avouer que les Brakna étaient plus intéressés par le butin que par cette guerre des Français. Alors, pour amener les tribus arabo-berbere alliées à plus de contribution, de Lamothe proposa à leurs chefs de faire assassiner Abdul Bookar, moyennant une prime de 500 francs. Une somme qui parut dérisoire pour leurs alliés bidan. C’est ce que constata amèrement le commandant du cercle de kayhayDi : " (…) quand je parle à ces gens de 500 francs promis par le gouverneur ils sourient. Abdoul, depuis qu’il est chez eux, a distribué à droite et à gauche dix fois cette somme (...)"; et de conclure qu’une "(...).expédition projetée contre Abdoul est impossible (...); nous sommes entourés de maures espions qui rendent compte à notre ennemi de tous nos mouvements, et Abdoul fuit constamment vers l’Est.(...)" . En effet, le Jaagorgal arrivait toujours à se faufiler entre les mailles des filets de ses ennemis grâce à un réseau de renseignements efficace, et aussi grâce à sa grande mobilité. Mais il arrivait aussi que les reconnaissances des troupes françaises et alliées réussissent à gêner ses actions d’ailleurs de plus en plus réduites à de timides incursions surprises contre des chefs de villages reconnus favorables à la cause française, et qu’il faisait assassiner.
C’est ainsi que le 24 avril 1891, avec près de 400 combattants haal pulareebe et bîdân et hrâtîn, il attaqua le village de Beqnke, situé sur la rive droite, entre Maatam et Kundel. En juin, il occupa pendant quelques heures Oogo sur la rive gauche où il fit exécuter le chef du village, Baaba Lih. Face aux menaces qu’il faisait peser sur leurs alliés, les Français prirent des mesures de surveillance et protection visant à empêcher les troupes de la résistance à atteindre les villages du fleuve. Toute la région comprise entre KayhayDi et Bakkel fut mise en état d’alerte permanente. Ibra Almaami et son neveu Ibra Abdul Siree Wan nommé Elfekki du Damnga en mars 1891 dirigeaient les opérations de surveillance. Tous les passages guéables étaient désormais surveillés par des pelotons de Tirailleurs sénégalais soutenus par des éléments des contingents du Laaw, du Damnga et du NGenaar. Abdul Bookar, apprenant que ce déploiement des forces d’occupation avait obligé le capitaine commandant le cercle à dégarnir KayhayDi, saisit cette situation favorable pour attaquer le poste le 31 mai 1891. Ses alliés Abâkak et Awlâd Ayd en profitèrent encore une fois pour piller les Champs. Des cultivateurs sooninko et leurs esclaves qui y travaillaient furent blessés. Du bétail fut volé. Abdul commit là une erreur politique grave. En s’attaquant aux intérêts des populations dont il avait toujours cherché le ralliement, il tombait dans le piège de ses alliés bidan qui ne s’intéressaient qu’aux pillages et aux butins. Les populations toujours craintives, continuèrent à garder le silence et à ne point vouloir soutenir ouvertement la résistance.
Pour ne pas montrer un signe de faiblesse, une contre-offensive fut menée dès le lendemain 1er juin sous la direction de Ibra Almaami et de ses meilleurs cavaliers au nombre d’environ deux cents. Ils gagnèrent NGijilon (rive gauche) et Mugadu (dans le Fori sur la rive droite) où ils furent rejoints par Sid’Ahmed Wul Heyba et un parti de cinquante cavaliers Twâbir. Les deux chefs poussèrent la pointe jusqu’à Legueilete que Abdul Bookar venait d’évacuer pour fuir vers les Monts de l’Assaba plus à l’est. Ils durent abandonner leur poursuite par manque d’eau et cause de l’épuisement. Il est à noter que les tâches militaires étaient encore réparties entre les partisans et les troupes régulières françaises. Les actions militaires à l’intérieur des terres étaient confiées aux troupes et milices formées par les alliés de Saint-Louis. Les troupes régulières de conquête se contentaient de faire la police le long du Sénégal pour protéger les abords du fort et des villages qui en dépendaient.
Dans le courant du second trimestre, malgré encore quelques incursions audacieuses, la résistance commença à montrer de réels signes de faiblesse. Ce qui lui sera fatal. Il faut avouer que les faiblesses de la résistance découlaient de concours de circonstances défavorables contre lesquelles le parti anticolonial ne pouvait pas lutter efficacement.
* La première était l’absence d’une unité de préoccupations des différents groupes qui le composaient. Si Al Buri Njaay , Abdul Bookar Kan et leurs partisans se souciaient avant tout de mettre fin à l’occupation française, les troupes Abâkak et Awlâd Ayd avaient montré, quant à elles, par leurs pillages, que la recherche du butin semblait être la principale raison de leur ralliement à la lutte anti-française. Nous l’avons souligné plus haut. Les Français exploitèrent judicieusement cette erreur de comportement. Désormais, Abdul Bookar et Ali Buri furent présentés aux yeux des populations comme "(...) des pillards à la solde des Maures (...)". Or, chez les populations de la vallée, les Bidan étaient perçus négativement comme "(...) des personnes sans foi ni loi, (...) des voleurs de femmes, d’enfants et de bétail (...)". S’allier à eux portait atteinte au crédit dont jouissait le parti anti-colonial. Abdul en était conscient, mais aussi longtemps que durait cette situation de guérilla, il était obligé de faire appel à ses alliés encombrants. Après l’attaque du poste de KayhayDi, il dut changer pourtant de politique à leur égard. Désormais, pour éviter les pillages qui pourraient être préjudiciables à leur cause, mais sans pour autant perdre l’appui de ses alliés Bîdân, Abdul Bookar prenait la précaution de prévenir discrètement les habitants des villages dont il allait attaquer le chef pro-colonial ou alors ceux d’une région que ses troupes allaient traverser. Il leur recommandait de mettre à l’abri leurs troupeaux et leurs biens. Evidemment, les Arabo-berbere finirent par comprendre le subterfuge. Ils l’abandonnèrent petit à petit. Les Awlâd Eli furent les premiers après que Sid’Ahmed Wul Heyba eût réussi à détacher leur chef Ahmed Sammba Wul Vilâli de Abdul Bookar. Après l’échec de la tentative de l’attaque de Kanel en avril 1891, Ahmed Abdallâhi, un des fils de Bakkâr Wul Sweyd Ahmed, décrocha lui aussi. D’autant qu’à cette époque, le Tagant, occupé dans sa guerre contre l’Adrar , s’était désintéressé momentanément des événements politiques qui se déroulaient dans le bassin inférieur du Sénégal.
* La deuxième fut sans doute la plus déterminante parmi les causes qui accélérèrent la fin de la lutte anti-coloniale menée au Fuuta central et oriental. Il s’agit de l’embargo commercial décidé par le gouverneur de Lamothe. En juin 1891, il fit interdire aux Bidan la vente du mil, des armes et des munitions dans la région comprise entre Kayhayzi et le Soudan français. Les stocks de mil furent transférés sur la rive gauche pour empêcher toute transaction. Par cette mesure, les Français avaient cherché à faire pression sur l’ensemble des tribus nomadisant au nord des provinces de Boosoya, du Ngenaar et du Damnga, et dépendant de la production céréalière du Fuuta et du commerce de traite sur le fleuve. Pour Saint-Louis, une pénurie grave en mil amènerait indubitablement chez les Bidan ennemis et alliés des Français confondus le consensus de se débarrasser de Abdul Bookar, soit en le rabattant vers le Sénégal pour l’arrêter, soit en l’assassinant comme le leur suggérait de Lamothe.
Les Shrâttît furent les premiers à réagir favorablement aux suggestions françaises en s’attaquant à une colonne de Abdul Bookar. Les Ahel Sîdi Mahmûd organisèrent eux aussi une expédition sous les auspices du commandant du poste de Bakkel. Les contraintes de l’embargo avaient installé les tribus bidan dans une situation difficile. La pénurie du mil et des articles de traite (guinées, thé, sucre, barres de fer, etc.) obligea nombre d’entre elles à envoyer des ambassades auprès des commandants de cercle de la vallée pour réclamer l’abrogation de l’arrêté ou des dérogations en faveur des alliés des Français. Les tribus bidan dépendant de l’agriculture de la vallée et des produits de traite n’étaient pas les seuls à souffrir de cet embargo. Les maisons de commerce de Saint-Louis représentées par des traitants à KayhayDi, Maatam et Bakkel ne tardèrent pas à réclamer, elles aussi, la suppression de l’interdiction de vente du mil. Ceerno Molle Bubakar en personne se plaignit de cette interdiction car "(...) ses gens sont obligés de vendre aux traitants lesquels les volent sans merci (...)" . Unanimement, tout le monde souhaitait donc la fin de l’embargo, d’une manière ou d’une autre.
Dans le camp de la résistance, les menaces étaient donc réelles. L’isolement et l’encerclement progressifs, aggravés par l’embargo provoquèrent des défections et même des velléités de révolte parmi les éléments de la résistance. L’administrateur de KayhayDi enregistra entre les mois de juin et d’août 1891 de nombreuses redditions. Plus grave, il reçut des messages secrets de partisans de Abdul Bookar, dont certains venant de ses propres lieutenants, qui proposèrent d’assassiner leur chef en contrepartie d’une amnistie . Les défections et ces propositions de trahison étaient pour l’administrateur une preuve de l’existence d’un malaise au sein du parti anti-colonial qui se fissurait au fur et à mesure que durait l’embargo. Ce qui encouragea les Français à demeurer plus intransigeants et à n’accepter aucune contrepartie à la reddition des chefs. Le capitaine Plesbuy était convaincu de l’issue prochaine du conflit et prévoyait "(...).comme terme extrême de la soumission d’Abdoul et d’Ali le jour de la Tabasky (...)" .
Si les Français avaient été convaincus de la reddition prochaine de Abdul Bookar Kan, ils l’étaient moins pour Al Buri NJaay qui, en ce mois de juillet, montrait encore plus de détermination que le Jaagorgal du Boosoya. Il fallait donc laisser le temps jouer son rôle, d’autant que des contradictions sérieuses avaient commencé à diviser les deux chefs. Al Buri s’opposait à toute cessation des hostilités sous conditions. Il avait conseillé à Abdul Bookar de ne pas accepter les conditions du gouverneur si celui-ci s’engageait à lui restituer le Boosoya. Malgré les bons offices du Shaykh Saad Buh, devenu dés l’époque un agent d’influence religieux du colonialisme français, et qui était son chef spirituel, malgré la menace brandie par le gouverneur d’exiler son fils Buuna Al Buri au Gabon, l’ancien Buurba Jolof resta intransigeant dans ses conditions : La destitution de Sammba Lawve Pennda élu Buurba à sa place par Saint-Louis et la restitution de son trône. Abdul Bookar, quant à lui, désirait bien rentrer au pays "(...) mais voudrait qu’on lui envoie comme c’est l’habitude des gens de Saint-Louis pour le chercher (...)". "(...).Quelquefois même (écrit-il) le gouverneur venait à ma rencontre (...)". "(...).C’est vrai (avait remarqué le capitaine Plesbuy dans le journal mensuel du poste) mais les temps ont changé" .
A partir de la fin du mois de juillet 1891, les événements politiques se précipitent au Fuuta central. Le 29, Aali Bookar Kan et la moitié de ce qui restait de la troupe du parti anti-colonial firent leur reddition sans condition au capitaine Plesbuy, au poste de Kayhayzi. En poussant son frère à se rendre, Abdul Bookar voulait tester les véritables intentions des Français. Il voulait voir quel traitement ceux-ci allaient réserver à ses compagnons, aux membres de sa famille, et par delà celle-ci à sa propre personne. La réponse lui fut donnée par de Lamothe en visite à Kayhayzi. Il l’autorisait à rentrer chez lui à Daabiya-Odeeji où "(...).il sera traité comme les autres à condition qu’il reste tranquille". Le gouverneur se voulait conciliant pour ne pas susciter trop de méfiance chez Abdul Bookar qui renoncerait alors à se rendre. Avait-il réellement l’intention de se rendre?. C’est toute la question que l’on doit de se poser si l’on sait tout le poids de la haine qui liait les Français à Abdul Bookar, et encore plus entre celui-ci et le parti pro-colonial dirigé par Ibra Almaami. Certes, il avait toujours rusé avec les Français pour ne pas se compromettre lorsqu’il était en position de faiblesse, mais en 1890-91, le contexte colonial avait changé. Car la Fuuta Tooro était politiquement détruit, et "la politique de modération" avait fait place à une "politique de conquête urgente" du Haut-Sénégal-Niger dont la logique coloniale était de détruire toute entrave sur son chemin. Il fallait se débarrasser du Jaagorgal du Boosoya Abdul Bookar Kan qui était plus utile mort que vivant.
C’est au moment des "(...) préparatifs pour sa reddition (...)" qu’il fut assassiné le 4 août 1891 par Wul Ethman, le propre neveu de Moktar Wul Moktar Wul Mohamed Chein un des chefs de la tribu des Chrâttît. Wul Ethman et ses hommes avaient déchargé leurs fusils sur lui et au moment où, avec ses compagnons, il quittait la tente de leurs hôtes, les Ndayat, et leur tournaient le dos pour se diriger vers leurs chevaux. Ses derniers mots furent "Lahila hi lallah (...)!" . Le reste de ses partisans, ayant à sa tête son fils Mammadu Abdul, fit sa reddition à KayhayDi le 14. Celui-ci attribua la mort de son père à "(...).un complot formé depuis longtemps entre Ahmet Samba et son oncle Ould Moktar (…)". Toujours selon Mammadu Abdul Bookar (...) Aly Bourry ne serait pas étranger non plus à l’assassinat ; il devait accompagner Abdoul dans son voyage (...) à la recherche du mil et des chevaux chez les Ndayatts et chez Ould Rasul un des chefs Chrattits...Mais à la première étape, il le quittait furtivement et se dirigeait chez Bakar avec Damba Daraman, Siléi et Amady Diallo, tirailleur déserteur" .
Il est illogique d’associer Al Buri à un tel complot. Il était l’allié de Bakkar , l’ennemi mortel des Shrâttît avec lesquels (il est établi) il n’avait aucun lien. Par contre, le rôle joué par les Français dans cet assassinat est évident. En août 1890, ils avaient encouragé toutes les tribus ennemies des Abâkâk à assassiner les deux chefs oppositionnels. Plus grave, ils avaient lié l’abrogation du décret sur l’embargo commercial à l’élimination physique du Jaagorgal. Ce sont là des conditions incitatrices suffisantes au meurtre. Il faut rappeler que l’idée de l’assassinat ou d’un kidnapping remonte à l’année 1880 avec l’affaire du télégraphe.
Le Shrâttît Râdi Ethmân avait joué un rôle déterminant dans l’organisation de l’assassinat de Abdul Bookar Kan . Il était le principal intermédiaire entre sa tribu et Saint-Louis. Il effectuait souvent des missions secrètes au sein de la résistance pour recueillir des renseignements rendus ensuite aux Français. Dans les copies mensuelles des mois de mai-août 1891 , il est précisé effectivement que Râdi Ethmân était un espion des Français auxquels il renseignait sur tous les déplacements de Abdul. Bookar. La mort de celui-ci provoqua "(...) une profonde stupeur dans tout le Boosoya" écrit l’administrateur du cercle de KayhayDi. "(...).Les chefs nommés par nous s’en réjouissent sans oser le dire pourtant. Chez presque tous les autres on a constate un grand découragement. Ils espéraient voir rentrer Abdoul" . Avec lui disparut l’un des éléments les plus dynamiques de la première génération de nationalistes opposés à la conquête coloniale française du Fuuta Tooro. Leur nationalisme radical avait fait de lui et de ses compagnons, à la fin, une tendance de plus en plus isolée et abandonnée par une aristocratie politico-religieuse affaiblie par ses vieilles querelles intestines, elles-mêmes aggravées par une agressive politique de démembrement du Fuuta Tooro entreprise par Saint-Louis. Les Français avaient su exploiter très judicieusement les ambitions politiques démesurées de certains membres de la chefferie traditionnelle, les haines intarissables entre les parentèles dirigeantes pour transformer le Fuuta Tooro en un pays où l’unité nationale contre une occupation étrangère était devenue impossible. Certains voient dans cette résistance anti-coloniale un simple souci de sauvegarder un système dans lequel lui et ses pairs des aristocraties AynaaBe, SeBBe et TooroBBe bénéficiaient de tous les privilèges du commandement politique et des droits économiques. Il est difficile de spéculer sur cet aspect du personnage sans une recherche plus approfondie sur ses opinions dans ce domaine. On ne peut malgré tout contester son nationalisme et son souci de préserver l’unité des institutions politiques de l’Almaamiya au Fuuta Tooro. Cette option fut en tout cas une constante dans la lutte qu’il mena entre 1858 et 1891. Cette lettre qu’il adressa à Ismayla Siley Aan de Pete (Yiirlaave) un des alliés inconditionnels des Français, traduit bien le souci qu’il avait de préserver l’unité politique et territoriale du pays : "(...).nous ne serons pas d'accord tant que vous permettez aux Keffirs (chrétiens) de venir chez vous pour faire des cantons et diviser le pays. Du reste vous leur avez déjà permis sans rien dire de laisser faire le télégraphe depuis Podor jusqu'à Tebekout (...) Ceux qui refusent comme nous seront nos amis ; ceux qui sont avec les Keffirs et accepteront ce qu'ils demandent seront nos ennemis.(...) Si vous voulez, il y aura un seul pays sans division, ni séparation" . L’année d’après, c’est au gouverneur Brière de L’Isle qu’il exprimait son opinion au sujet de l’indépendance de son pays : "(...).Les lignes télégraphiques que l’on veut placer dans notre pays ne sont qu’un moyen de nous dominer et de changer notre religion.(...).Si on emploie la force nous quitterons notre pays et il sera ne plus habité que par des chacals, car nous ne consentirons jamais à être les esclaves de personnes" .
La grande singularité de Abdul Bookar Kan fut son nationalisme exclusif qui ne lui avait pas permis de se projeter dans un champ de lutte anticoloniale autre que celui de son Fuuta Tooro natal qu’il voulait réunifier sous son seul commandement. Autant le colonialisme français avait fait naître chez Al Buri NJaay un supra-nationalisme qui transcendait les frontières de son royaume, le Jolof, autant la politique de démembrement avait conduit Abdul Bookar Kan à s’agripper à la défense exclusive de son pays.
En 1891, rien ne symbolisait plus la destruction politique du Fuuta Tooro que cette déchéance morale dans laquelle avaient plongé deux personnages qui avaient porté sur leurs épaules les symboles qui avaient fait la grandeur et la fierté de toute une nation :
* Ceerno Mammadu Lamin Lih, Almaami du Fuuta Tooro (1879-1880). Pro-colonial depuis qu’il occupait les fonctions de premier magistrat de son pays, il accompagna en 1891 le Colonel Dodds dans sa campagne de conquête du Fuuta central. En récompense des services rendus, celui-ci le nomma qâdi de la nouvelle administration coloniale.
* Ceerno Molle Bubakar Lih,Jaagorgal du Boosoya. L’occupation coloniale l’avait plongé dans un tourbillon de désespoir. Il semblait incapable de réaliser le bouleversement de l’ordre des choses. En 1891, il avait préféré signer le traité de protectorat des Français, croyant naïvement que ceux-ci allaient préserver les privilèges de l’Ancien Régime. Quelques mois plus tard, c’est auprès de celui qui représentait la puissance coloniale qui était en train de détruire son système à privilèges qu’il lançait un appel au secours pour sauvegarder son autorité !: "(...).Je n’ai plus d’assaka, je n’ai plus de champs, je n’ai plus de pouvoir, ni dans l’Orgo Bosséa, ni dans l’Irnangué Bosséa.(...) Sache que je suis bien embarrassé, Mandao et le commandant m’ont humilié et abaissé"
Au fond seul, peut-être, l’un des lieutenants de Abdul Bookar Kan avait compris qu’une page de l’Histoire du Fuuta Tooro était tournée. Après les événements de Horndolde, recherché par les hommes du Colonel Dodds, le Labbo Laana Demmba Taal avait préféré se suicider plutôt que de tomber entre les mains des Français et subir une humiliation.
Après la destruction de son intégrité politique en 1890, le dernier acte fait par les Français contre le Fuuta Tooro fut la destruction de son intégrité territoriale. Jusqu’en 1904, l’ensemble des territoires du pays était annexé à la colonie du Sénégal. A partir de cette date, dans le cadre de l’organisation territoriale administrative de sa nouvelle colonie, le Gouverneur général de l'AOF, Ernest Roume, sur proposition du Délégué du Gouvernement Général Xavier Coppolani, décida, par arrêté du 10 avril 1904, de prononcer le rattachement au "Protectorat des Pays Maures" de tout le territoire du cercle de Kayhayzi situé sur la rive droite du fleuve Sénégal. Pour les mêmes raisons, il pensa "(…) nécessaire de parachever cette mesure justifiée par des considérations politiques et ethniques" , en rattachant au nouveau Territoire Civil de Mauritanie les villages des cercles de Podoor et de Maatam, situés sur la rive droite, et le canton de Gidimaxa qui dépendait du cercle de Bakkel. Par cette mesure, les Fuuta TooraqnkooBe (comme les Waalo Waalo et les Gidimaxaqnko) dont on avait fait dans un premier temps uniquement des "Sénégalais" (progressivement entre 1858 et 1891) sont transformés désormais les uns en "Mauritaniens" (Fuuta Rewo, la rive droite du fleuve) et les autres en "Sénégalais (Fuuta Worgo, la rive gauche) toujours par la force des armes, des décrets et arrêtés du colonialisme français, mais aussi par les désirs d’un seul individu, Xavier Coppolani, qui voulait accoucher de "sa colonie de Maures" : La Mauritanie qu’il appelait "son œuvre".


Source: http://www.flam-mauritanie.org

Lundi 9 Février 2015
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