Une plume s’est brisée
C’était une icône de la presse écrite camerounaise : Pius Njawé. Né en 1957, il fonde en 1979 le journal Le Messager, au sein duquel il travailla dur pour donner l’information au peuple en dépit des problèmes récurrents qu’il eut avec le pouvoir en place au Cameroun. Cet homme, qui s’est battu pour la liberté de presse dans son pays et en Afrique, a trouvé la mort lundi 12 juillet dernier par suite d’un accident de la circulation aux USA. Puis Njawé, c’était vraiment un nom qui rimait avec la lutte pour la liberté de la presse au Cameroun. Depuis de longues années, ce journaliste luttait bec et ongles pour conquérir chaque centimètre carré de liberté. Souvent au péril de sa propre vie. A son compteur, 126 arrestations, 3 condamnations et plusieurs tentatives d’assassinat. Pour vous donner une idée de la personnalité de l’illustre disparu, nous vous proposons un entretien que notre confrère I-magazine a réalisé le 12 mai 2009 avec lui au siège de son journal à Douala, la capitale économique du Cameroun. Entretien.
Comment va l’homme qui trouble le sommeil des gouvernants camerounais depuis tant d’années ?
• Mon moral est bon, mon état d’esprit est bon aussi.
Votre première arrestation en tant que journaliste remonte à quand et quel en était le motif ?
• En tout, j’ai été arrêté 126 fois, mais condamné trois fois à la prison ferme. La première arrestation, c’était en 1976, on m’accusait de diffamation. A l’époque, j’étais reporter dans un journal qu’on appelait La Gazette. Comme je travaillais aussi dans une imprimerie, j’écrivais sous un pseudonyme. J’avais découvert qu’une entreprise française, chargée de couper des arbres pour la création d’une palmeraie, avait enterré, clandestinement, un de ses ouvriers mort à l’hôpital. Quand j’ai eu l’information, j’ai commencé à mener mon enquête. Le directeur de la société, un Français, a tenté de me corrompre pour étouffer l‘affaire. Bien évidemment, je n’ai pas cédé. Quand l’article est paru, le directeur a porté plainte. Mais nous avons gagné le procès.
Et la dernière en date ?
• La dernière fois, c’était en 2002, à l‘aéroport de Douala. Je revenais d’un voyage, et la police a arraché tous mes documents. En fait, les policiers voulaient m’obliger à signer une fiche pour contrôler mes mouvements. Ce qui était, bien sûr, inacceptable.
Oui, mais il y a eu beaucoup plus grave que cela …
• En 1997, au stade Ahmadou-Ahidjo, le président Paul Biya a eu un malaise. Comme nous en avons parlé, j’ai été condamné à 24 mois de prison. Après appel, on m’a condamné à 12 mois, mais au bout de 10 mois de prison, j’ai été gracié (il sourit).
• Pendant que j’étais en prison, ma femme, Jane, qui portait une grossesse de neuf mois, est venue m’apporter de la nourriture. Elle a été brutalisée par les gardiens de la prison New Bell de Douala. Par suite de ces violences physiques, notre bébé est mort dans le sein de sa mère.
C’est inhumain, tout ça !
• Je pense que les gens sont prêts à me tuer, un peu comme on l’a fait pour Norbert Zongo au Burkina Faso. Le 4 septembre 1991, pendant une manifestation à Douala, un militaire a tiré sur moi, à bout portant. Heureusement pour moi, au dernier moment, un autre militaire a dévié le tir. Je suis passé tout près. En prison, on a tenté plusieurs fois de m’assassiner au couteau.
Je ne sais pas s’il y a un lien avec ce qui précède, mais votre épouse est morte de façon tragique en 2002.
• Effectivement, mon épouse, Jane, est décédée le 16 septembre 2002 dans un accident de la circulation, un accident suspect. Après la mort de mon épouse, j’ai créé la Fondation Jane & Justice. Jane, c’est le prénom de mon épouse, Justice, c’est le prénom de l’enfant qui est mort dans le ventre de ma femme par suite de la brutalité des gardiens de prison. Cette fondation existe pour honorer la mémoire de mon épouse. Elle mène plusieurs actions dont une croisade contre l’insécurité routière au Cameroun.
A votre niveau, qu’est-ce que vous faites pour éviter que le pire vous arrive ?
• Par exemple, je ne vais pas en boîte de nuit, je ne passe pas dans les endroits suspects. Je fais très attention, je change de chemin tous les jours en venant au travail parce qu’on ne sait jamais.
Entre-temps vous êtes devenu chrétien ?
• Oui, j’avoue qu’avant, je priais pour faire plaisir à ma femme. Cela fait trois ans que j’ai donné ma vie à Dieu. Désormais, j’appréhende les choses avec la dimension spirituelle. Trois ans en arrière, je courais après la réputation, je voulais être le meilleur, etc. Aujourd’hui, je suis un homme né de nouveau. Je me considère comme un homme qui essaie de gagner sa vie honnêtement tout en respectant les valeurs morales, les valeurs chrétiennes et une certaine éthique. J’essaie aussi d’être un gendarme derrière ceux qui gèrent la société, pour dénoncer leurs travers. Désormais, ma principale distraction, c’est la lecture de la Bible, j’écoute aussi beaucoup de musique religieuse.
La liberté de la presse pour laquelle vous luttez depuis ces années n’est toujours pas une réalité au Cameroun ?
• Je pense qu’on a pu glaner quelques espaces de liberté. La presse camerounaise est en liberté surveillée. Les espaces de liberté qu’on nous a concédés n’ont jamais été le fait d’une volonté politique. Ce sont des pressions qui ont obligé les gouvernants à céder ces espaces de liberté. Souvent, face à la peur de ne pas avoir d’aide étrangère, les gouvernants cèdent un peu. Ça ne découle pas d’une volonté politique.
• Mais il y a aussi que personne ne veut s’engager. Personne ne veut souffrir pour la liberté de la presse. En fait, tout le monde ou presque est passé à la « mangeoire » ; alors, c’est difficile.
Où en êtes-vous avec votre projet de création d’une radio et d’une télé ?
• Un groupe comme le mien, Free Media Group, décide de créer une radio puis une télé. Nous achetons le matériel, nous équipons le local, etc. A l’époque, en 2003, il n’y avait pas de démarches particulières à faire. Nous en avions informé le ministère de la Communication qui a envoyé une équipe technique visiter nos installations. Tout se passait bien. Mais la veille de l’ouverture, en mai 2003, les militaires ont envahi la radio.
• Je pense que le pouvoir trouvait que Freedom FM associé à Pius Njawé, cela faisait trop cocktail Molotov, alors il fallait réagir. Il fallait coûte que coûte empêcher la radio d’ouvrir. Après l‘occupation de nos locaux par les militaires, nous sommes allés de tracasserie en tracasserie. Au bout du compte, nous avons perdu un investissement de 126 millions de FCFA. L’eau a complètement dégradé le matériel de la radio.
Quel est le fin mot de l’histoire de votre projet de création de radio ?
• Nous avons dénoncé cette situation devant la Cour Africaine des Droits de l’Homme. Nous n’avons pas été dédommagés. Le pouvoir nous a plutôt demandé de refaire un nouveau dossier si nous voulons toujours créer une radio.
Vous dites ça, mais ici, au Cameroun, il y a plusieurs chaînes de radio et de télé privées, ce qui n’est pas le cas en Côte d’Ivoire par exemple.
• Il y a 100 radios privées et plus de 20 chaînes de télé privées. Mais pour toutes ces entreprises, on a délivré seulement quatre licences. Deux licences pour les télés et deux autres pour les radios. La grande majorité des radios et télés privées fonctionne sur la base de la « tolérance administrative ». Elles n’ont pas de licence pour exister légalement, mais l’Etat laisse faire. C’est un moyen de pression des autorités, qui peuvent faire pression ou fermer la radio ou la télé qui ne file pas droit.
Avec tout ce qui vous est arrivé, est-ce que vous avez quand même eu le temps de mener une vie de famille stable ?
• Oui. Je me suis marié en 1977. J’ai huit enfants (une de ses filles est animatrice sur une des chaînes de télé privées de Douala, ndlr). Malheureusement, comme je l’ai déjà dit plus haut, mon épouse nous a quittés en 2002.
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Source : lobservateur bf.
C’était une icône de la presse écrite camerounaise : Pius Njawé. Né en 1957, il fonde en 1979 le journal Le Messager, au sein duquel il travailla dur pour donner l’information au peuple en dépit des problèmes récurrents qu’il eut avec le pouvoir en place au Cameroun. Cet homme, qui s’est battu pour la liberté de presse dans son pays et en Afrique, a trouvé la mort lundi 12 juillet dernier par suite d’un accident de la circulation aux USA. Puis Njawé, c’était vraiment un nom qui rimait avec la lutte pour la liberté de la presse au Cameroun. Depuis de longues années, ce journaliste luttait bec et ongles pour conquérir chaque centimètre carré de liberté. Souvent au péril de sa propre vie. A son compteur, 126 arrestations, 3 condamnations et plusieurs tentatives d’assassinat. Pour vous donner une idée de la personnalité de l’illustre disparu, nous vous proposons un entretien que notre confrère I-magazine a réalisé le 12 mai 2009 avec lui au siège de son journal à Douala, la capitale économique du Cameroun. Entretien.
Comment va l’homme qui trouble le sommeil des gouvernants camerounais depuis tant d’années ?
• Mon moral est bon, mon état d’esprit est bon aussi.
Votre première arrestation en tant que journaliste remonte à quand et quel en était le motif ?
• En tout, j’ai été arrêté 126 fois, mais condamné trois fois à la prison ferme. La première arrestation, c’était en 1976, on m’accusait de diffamation. A l’époque, j’étais reporter dans un journal qu’on appelait La Gazette. Comme je travaillais aussi dans une imprimerie, j’écrivais sous un pseudonyme. J’avais découvert qu’une entreprise française, chargée de couper des arbres pour la création d’une palmeraie, avait enterré, clandestinement, un de ses ouvriers mort à l’hôpital. Quand j’ai eu l’information, j’ai commencé à mener mon enquête. Le directeur de la société, un Français, a tenté de me corrompre pour étouffer l‘affaire. Bien évidemment, je n’ai pas cédé. Quand l’article est paru, le directeur a porté plainte. Mais nous avons gagné le procès.
Et la dernière en date ?
• La dernière fois, c’était en 2002, à l‘aéroport de Douala. Je revenais d’un voyage, et la police a arraché tous mes documents. En fait, les policiers voulaient m’obliger à signer une fiche pour contrôler mes mouvements. Ce qui était, bien sûr, inacceptable.
Oui, mais il y a eu beaucoup plus grave que cela …
• En 1997, au stade Ahmadou-Ahidjo, le président Paul Biya a eu un malaise. Comme nous en avons parlé, j’ai été condamné à 24 mois de prison. Après appel, on m’a condamné à 12 mois, mais au bout de 10 mois de prison, j’ai été gracié (il sourit).
• Pendant que j’étais en prison, ma femme, Jane, qui portait une grossesse de neuf mois, est venue m’apporter de la nourriture. Elle a été brutalisée par les gardiens de la prison New Bell de Douala. Par suite de ces violences physiques, notre bébé est mort dans le sein de sa mère.
C’est inhumain, tout ça !
• Je pense que les gens sont prêts à me tuer, un peu comme on l’a fait pour Norbert Zongo au Burkina Faso. Le 4 septembre 1991, pendant une manifestation à Douala, un militaire a tiré sur moi, à bout portant. Heureusement pour moi, au dernier moment, un autre militaire a dévié le tir. Je suis passé tout près. En prison, on a tenté plusieurs fois de m’assassiner au couteau.
Je ne sais pas s’il y a un lien avec ce qui précède, mais votre épouse est morte de façon tragique en 2002.
• Effectivement, mon épouse, Jane, est décédée le 16 septembre 2002 dans un accident de la circulation, un accident suspect. Après la mort de mon épouse, j’ai créé la Fondation Jane & Justice. Jane, c’est le prénom de mon épouse, Justice, c’est le prénom de l’enfant qui est mort dans le ventre de ma femme par suite de la brutalité des gardiens de prison. Cette fondation existe pour honorer la mémoire de mon épouse. Elle mène plusieurs actions dont une croisade contre l’insécurité routière au Cameroun.
A votre niveau, qu’est-ce que vous faites pour éviter que le pire vous arrive ?
• Par exemple, je ne vais pas en boîte de nuit, je ne passe pas dans les endroits suspects. Je fais très attention, je change de chemin tous les jours en venant au travail parce qu’on ne sait jamais.
Entre-temps vous êtes devenu chrétien ?
• Oui, j’avoue qu’avant, je priais pour faire plaisir à ma femme. Cela fait trois ans que j’ai donné ma vie à Dieu. Désormais, j’appréhende les choses avec la dimension spirituelle. Trois ans en arrière, je courais après la réputation, je voulais être le meilleur, etc. Aujourd’hui, je suis un homme né de nouveau. Je me considère comme un homme qui essaie de gagner sa vie honnêtement tout en respectant les valeurs morales, les valeurs chrétiennes et une certaine éthique. J’essaie aussi d’être un gendarme derrière ceux qui gèrent la société, pour dénoncer leurs travers. Désormais, ma principale distraction, c’est la lecture de la Bible, j’écoute aussi beaucoup de musique religieuse.
La liberté de la presse pour laquelle vous luttez depuis ces années n’est toujours pas une réalité au Cameroun ?
• Je pense qu’on a pu glaner quelques espaces de liberté. La presse camerounaise est en liberté surveillée. Les espaces de liberté qu’on nous a concédés n’ont jamais été le fait d’une volonté politique. Ce sont des pressions qui ont obligé les gouvernants à céder ces espaces de liberté. Souvent, face à la peur de ne pas avoir d’aide étrangère, les gouvernants cèdent un peu. Ça ne découle pas d’une volonté politique.
• Mais il y a aussi que personne ne veut s’engager. Personne ne veut souffrir pour la liberté de la presse. En fait, tout le monde ou presque est passé à la « mangeoire » ; alors, c’est difficile.
Où en êtes-vous avec votre projet de création d’une radio et d’une télé ?
• Un groupe comme le mien, Free Media Group, décide de créer une radio puis une télé. Nous achetons le matériel, nous équipons le local, etc. A l’époque, en 2003, il n’y avait pas de démarches particulières à faire. Nous en avions informé le ministère de la Communication qui a envoyé une équipe technique visiter nos installations. Tout se passait bien. Mais la veille de l’ouverture, en mai 2003, les militaires ont envahi la radio.
• Je pense que le pouvoir trouvait que Freedom FM associé à Pius Njawé, cela faisait trop cocktail Molotov, alors il fallait réagir. Il fallait coûte que coûte empêcher la radio d’ouvrir. Après l‘occupation de nos locaux par les militaires, nous sommes allés de tracasserie en tracasserie. Au bout du compte, nous avons perdu un investissement de 126 millions de FCFA. L’eau a complètement dégradé le matériel de la radio.
Quel est le fin mot de l’histoire de votre projet de création de radio ?
• Nous avons dénoncé cette situation devant la Cour Africaine des Droits de l’Homme. Nous n’avons pas été dédommagés. Le pouvoir nous a plutôt demandé de refaire un nouveau dossier si nous voulons toujours créer une radio.
Vous dites ça, mais ici, au Cameroun, il y a plusieurs chaînes de radio et de télé privées, ce qui n’est pas le cas en Côte d’Ivoire par exemple.
• Il y a 100 radios privées et plus de 20 chaînes de télé privées. Mais pour toutes ces entreprises, on a délivré seulement quatre licences. Deux licences pour les télés et deux autres pour les radios. La grande majorité des radios et télés privées fonctionne sur la base de la « tolérance administrative ». Elles n’ont pas de licence pour exister légalement, mais l’Etat laisse faire. C’est un moyen de pression des autorités, qui peuvent faire pression ou fermer la radio ou la télé qui ne file pas droit.
Avec tout ce qui vous est arrivé, est-ce que vous avez quand même eu le temps de mener une vie de famille stable ?
• Oui. Je me suis marié en 1977. J’ai huit enfants (une de ses filles est animatrice sur une des chaînes de télé privées de Douala, ndlr). Malheureusement, comme je l’ai déjà dit plus haut, mon épouse nous a quittés en 2002.
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Source : lobservateur bf.
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