Dans les villages du sud, les forces de sécurité expulsèrent les Noirs de façon indiscriminée, obligeant parfois des communautés entières à traverser le fleuve vers le Sénégal (voir chapitre 4 sur les terres.) Les forces de sécurité encerclèrent les villages, détruisirent les pièces d'identité des habitants, confisquèrent le bétail et les biens, embarquèrent les villageois de force sur des pirogues à destination de la rive sénégalaise du fleuve. Ceux qui résistèrent ou tentèrent de fuir avec leurs biens furent arrêtés, emprisonnés et parfois exécutés.
Des villages entiers au sud furent incendiés ou détruits par l'armée (18). Un secouriste originaire de cette région, qui s'y rendit en novembre 1990, fit ces commentaires sur l'ampleur des dégâts:
Dans les régions de Brakna à Sélibaby, j'ai décompté environ trente villages qui avaient été vidés de leur population halpulaar. Certains d'entre eux sont à présent occupés par des Maures; beaucoup ont été incendiés et vidés. Les Maures se sont installés dans certains villages comme Néma et Gourel Gobi (près de Djowol) et y cultivent les terres. Lorsque j'ai vu ce qui s'était passé, j'étais complètement abattu. Je fus saisi d'un fort sentiment d'injustice sociale (19).
Dans les régions de Brakna, de Trarza et de Sélibaby, de nombreux villages furent "vidés" de leurs habitants et sont actuellement occupés par des Maures. Selon un réfugié: "Il y a ici des femmes dont les maris sont de l'autre côté; des maris dont les femmes sont restées sur l'autre rive. Frères, pères et fils sont séparés les uns des autres" (20).
Ahmed, un paysan et éleveur, fut expulsé de Brakna avec 400 autres personnes. Il décrivit les abus et la tragédie qu'ils vécurent lors de leur expulsion.
Trois filles se sont noyées. Parmi elle, ma fille âgée de 12 ans; les deux autres, âgées de 11 ans, étaient les filles de nos voisins. Nous étions dans notre village lorsque les gendarmes sont venus, accompagnés de Haratines et de Maures blancs armés de fusils, de haches et de couteaux. Ils ont rassemblé nos biens et ont embarqué 50 ou 60 d'entre nous --hommes, femmes et enfants-- dans un camion. Nous avons été complètement fouillés et dévêtus. Les hommes étaient en culotte et chemise et les femmes en linges de corps. Ils nous ont même pris nos chaussures. On a ensuite été conduit à la gendarmerie où ils nous ont dépouillés de nos biens avant de nous conduire jusqu'au fleuve. Comme il n'y avait pas de pirogue du côté mauritanien, ils nous ont ordonné de nager. Les personnes âgées qui ne pouvaient pas nager ont dû être transportées par les hommes. J'ai dû porter mon propre père.
Nous avons été expulsés le 27 juin [1989]. Le 28 juin, les corps des trois fillettes ont été retrouvés à différents endroits sur le fleuve. Nous sommes ensuite allés à Djoude où nous sommes restés pendant deux mois avant de venir ici (21).
Dans un entretien avec Human Rights Watch/Africa, deux femmes originaires de Gnawlé décrivirent l'expulsion des habitants de leur village. Ce qui suit est une synthèse de leurs témoignages.
Rien ne laissait présager ce qui nous attendait. Soixante-quatre soldats lourdement armés sont arrivés un matin très tôt et ont encerclé le village. A huit heures du matin, les hommes ont été convoqués à une "réunion" et placés sous une tente. A 10 heures, les femmes ont été convoquées à leur tour. Nous avons refusé d'y aller arguant du fait que nos hommes étaient détenus depuis le matin et n'avaient même pas été autorisés à prendre leur petit-déjeuner. Pour protester contre leur détention, les hommes ont quitté la tente. Les militaires les ont bloqués, fusils braqués. Nous savions que l'objectif était de nous déporter. Les soldats ont demandé des renforts. Ils ont obligé l'ensemble du village à s'asseoir toute la journée en plein soleil, sans rien manger. Les renforts sont arrivés à 6 heures de l'après-midi. Parmi eux, un Haratine nous parla discrètement. Il nous dit de ne pas résister car nous risquions d'être tués. Il nous dit ensuite qu'il ne pouvait pas nous protéger mais juste nous donner un conseil. Après cela, le village dans son ensemble tomba d'accord sur le fait que nous n'avions d'autre choix que de partir tous ensemble. Cependant, ils ne prirent que les hommes et laissèrent les femmes.
Il y avait là un très vieil homme de 78 ans à qui ils ont délibérément cassé les lunettes. Ils obligèrent les hommes à traverser le fleuve et brutalisèrent les femmes. Ils emmenèrent de nombreuses jeunes filles qu'ils violèrent avant de les ramener. Ils dévêtirent les femmes dont ils ne voulaient pas. Les plus jeunes furent laissées simplement avec leurs linges de corps. Les femmes et les enfants furent ensuite transportés dans des camions à Salindé, à une centaine de kilomètres, pour les embarquer sur des pirogues. Après la traversée, des villageois sénégalais nous ont amenés sur la rive du fleuve opposée à notre village (22).
Un réfugié décrivit à Human Rights Watch/Africa l'expulsion, le 22 décembre 1989, d'un village d'environ neuf familles, d'à peu près huit membres chacune:
Vers trois heures de l'après-midi, le village entier a été convoqué à une réunion de recensement. On nous a demandé d'apporter nos pièces d'identité ainsi que tout autre document attestant de notre état civil afin qu'ils puissent déceler les faux documents. Lorsque nous furent tous rassemblés, la plupart des cartes d'identité, des actes de naissance et autres documents ont été confisqués. On nous a ensuite dit que ceux dont les pièces d'identité n'avaient pas été confisquées pouvaient rentrer tandis que les autres devaient rester.
Les hommes dont les cartes d'identité avaient été confisquées ou qui n'en avaient pas ont été escortés jusqu'à leur domicile par trois gendarmes, deux agents de la Garde Nationale et plusieurs policiers. Lorsque nous sommes arrivés, chaque homme a dû faire un décompte détaillé de tous les membres de sa famille. Chaque membre de la famille a dû sortir de la maison tel qu'il était habillé. Ceux qui portaient de beaux habits ont dû les enlever et donner leurs montres. Toutes les femmes qui portaient des bijoux en or ont également dû les donner. Les familles ont été obligées de monter dans des camions. Nous avons été conduits jusqu'au bord du fleuve, à un endroit appelé Deamil, à environ quinze kilomètres du village, où on nous obligea à traverser. Sous la menace de fusils, certains d'entre nous furent obligés d'embarquer dans des pirogues, d'autres de traverser à la nage. Tout le monde ne savait pas nager et les personnes âgées ont particulièrement souffert. Beaucoup se sont noyés (23).
Les éleveurs peuhls
La grande majorité de ceux qui furent expulsés étaient des éleveurs peuhls. Selon une étude réalisée par Christian Santoir pour le compte de l'agence française de recherche ORSTOM (24), en août 1990, 67% des campements peuhls de la rive droite du fleuve Sénégal avaient été vidés de leurs habitants originels. L'étude indique que quelque 21.500 Peuhls furent expulsés, ce qui représente au moins 57% de la population peuhle des départements de Kaédi, Monguel, Mbout et Maghama. Ces chiffres sont indiscutablement en deçà de la réalité, puisque l'étude fut menée uniquement dans le département de Matam au Sénégal et ne tint pas compte des Peuhls qui fuirent vers d'autres régions du Sénégal ou du Mali.
Les Peuhls étaient ciblés en partie pour des raisons économiques; leur bétail constituait un atout tangible qui apportait une richesse immédiate pour les bergers beydanes.
Les animaux furent souvent considérés comme une "compensation" des pillages des boutiques mauritaniennes à Dakar. La majorité des Maures avaient été des bergers nomades eux-mêmes jusqu'à la sécheresse des années soixante-dix; ils étaient donc plus souvent intéressés par le bétail que par les terres. En outre, bien que ne disposant pas de beaucoup de terres cultivables, les bergers bénéficiaient de l'accès aux quelques meilleurs pâturages qui restaient, ainsi qu'aux sources de la vallée.
Traditionnellement, les Peuhls avaient toujours cherché à se tenir à distance des centres administratifs pour éviter les diverses formes de contrôle et d'imposition. Ils déplaçaient leurs troupeaux d'une rive à l'autre du fleuve Sénégal, profitant des changements climatiques saisonniers pour garantir à leurs animaux des pâturages convenables. La rive mauritanienne, moins peuplée, est meilleure pour le bétail pendant la saison des pluies, alors que la rive opposée offre des pâturages en période de sécheresse. Ainsi, après la sécheresse de 1972, beaucoup de bergers peuhls et maures traversèrent le fleuve pour s'installer au Sénégal et au Mali. Du fait de leurs déplacements incessants entre les trois pays bordant le fleuve Sénégal-- la Mauritanie, le Sénégal et le Mali-- les Peuhls eurent des difficultés au moment des expulsions pour faire établir leur identité nationale. Les autorités mauritaniennes profitèrent de cela pour justifier leur expulsion. En revanche, les bergers maures, qui circulaient également entre les trois pays, ne connurent pas les mêmes difficultés.
Enfin, les éleveurs peuhls avaient tendance à vivre en petits campements isolés, de quelques familles, éparpillés sur de vastes zones (particulièrement dans les départements de Kaédi, Monguel, Maghama et Mbout). En raison de leur isolement, ils furent plus faciles à attaquer et expulser que les habitants des villages plus établis et sédentaires. Les gendarmes et l'armée organisèrent de fréquentes attaques surprises pour expulser les éleveurs peuhls.
Les attaques des campements peuhls par les forces de sécurité mauritaniennes furent généralement violentes et accompagnées de vols et de pillages considérables. Les hommes furent ligotés, battus puis expulsés. On s'assura ainsi que les familles seraient séparées. Ceux qui essayèrent de s'échapper furent abattus. Des Haratines se trouvaient parmi les militaires impliqués dans ces attaques. Ils pillèrent systématiquement et brûlèrent souvent ce qui restait du campement. Avant de les expulser, les Peuhls furent rassemblés et dépouillés des tous les biens qui leur restaient: bijoux, papiers d'identité et autres documents, quelquefois même les habits (25).
Toute résistance à ces attaques fut durement réprimée, comme l'illustre le cas de ces deux frères, Yoro et Abdramane Lam, bergers originaires de la région de Foum Gleita. En juin 1989, les frères Lam essayèrent d'empêcher les gendarmes de prendre leur bétail. Yoro fut arrêté et détenu sans charge ni procès et Abdramane fut abattu. Leur famille fut expulsée au Sénégal (26).
Les villes
Dans les grandes villes, les autorités ciblèrent les Noirs fonctionnaires, employés d'institutions privées, syndicalistes, anciens prisonniers politiques et, dans certains cas, leurs épouses.
Dans les villes principales, comme Nouakchott et Nouadhibou, les fonctionnaires noirs -- notamment les professeurs, les officiers de l'armée, les policiers et les salariés des entreprises privées -- furent convoqués par la police, interrogés et contraints à donner leurs pièces d'identité. Ils furent ensuite transportés dans des camions, avec ou sans leur famille, vers la rive du fleuve où des bateaux les amenèrent vers le Sénégal. Nombreux moururent en chemin, apparemment du fait de la surcharge des camions. Parmi eux, deux personnes moururent étouffées alors qu'elles étaient transportées de Nouakchott à Rosso dans une petite camionnette avec trente autres personnes afin d'être expulsées. Kane Ndiawar, un ancien conseiller du Président Taya, et Bâ Abdoul, le directeur d'une grande société de pêche de Nouadhibou, figurèrent parmi les personnes expulsées en 1989. Des syndicalistes de la société hydroélectrique de Nouadhibou et de l'administration de la Sécurité Sociale de Nouakchott furent également expulsés au début du mois de mai 1989. Plusieurs diplomates noirs en service à l'étranger furent rappelés, dépouillés de leurs lettres de créance puis expulsés (27).
Les expulsions dans les zones urbaines visèrent incontestablement le leadership effectif et potentiel de la communauté noire. Un ancien étudiant de l'Université de Nouakchott expliqua que les étudiants furent particulièrement visés:
Bien qu'affectant un grand nombre de personnes, les expulsions étaient suffisamment sélectives pour assurer qu'un nombre disproportionné d'étudiants soient concernés. Il est évident que l'on a voulu casser la communauté noire et la priver de son intelligentsia.
Ils savaient aussi que nous aurions des difficultés financières à continuer nos études, même si nous étions en mesure de nous inscrire dans des universités étrangères. La plupart des étudiants qui sont venus n'ont pu continuer leurs études et ceux qui sont actuellement à l'université ou au collège ont perdu du temps et ont dû redoubler au moins une année (28).
Les fonctionnaires furent aussi particulièrement visés. Un réfugié raconta à Human Rights Watch/Africa comment un groupe de fonctionnaires fut emprisonné et finalement expulsé:
Juste après le début du conflit, lors de la fête de Aïd-el-Fitr [fête marquant la fin du ramadan], tous les fonctionnaires noirs qui travaillaient dans le département de Moudjerea, à savoir six, ont été détenus pendant quatre jours. On leur a dit qu'ils devaient être interrogés pour savoir s'ils étaient sénégalais. [Les noms de ces six fonctionnaires ne peuvent être dévoilés car leurs familles vivent toujours en Mauritanie. Il y avait parmi eux des enseignants et un agent des postes]. Ils ont été conduits dans la capitale régionale, Tidjikdja, où ils ont été interrogés. On leur a ensuite dit de rejoindre leur poste, excepté pour ceux d'entre eux qui travaillaient à Tidjikdja ou dans ses environs, qui ont été détenus pendant trois ou quatre semaines supplémentaires.
Ceux qui avaient été renvoyés ont été subitement rappelés par le gouverneur, de même que d'autres agents dont des enseignants et infirmiers. Ils ont été conduits à la gendarmerie de Moudjeri pour être déportés le 31 mai, c'est-à-dire quelques jours après. Trente à quarante d'entre nous (sans nos familles) avons été entassés dans un camion et conduits dans un camp à Boghé. On nous a amené dans un grand hall, fouillé un par un et dépouillé de tout ce que nous avions sur nous: montres, chaînes, parfois radios, chaussures et boubous [vêtement traditionnel]. On nous a donné une chemise et des pantalons. Nos papiers d'identité ont été confisqués; on nous a mis dans une pirogue et envoyé au Sénégal.
Nous sommes tous 100% mauritaniens. Les arrières-arrières-arrières-grands-parents de la plupart d'entre nous sont enterrés en terre mauritanienne. Beaucoup, parmi les personnes expulsées, ont affirmé qu'ils n'avaient jamais vu le fleuve (29).
Zeinaba, une fonctionnaire âgée de trente ans, fut expulsée de Sélibaby où elle travaillait; elle décrivit l'opération systématique d'expulsion:
Je n'étais pas le seul fonctionnaire noir à être expulsé à ce moment-là de Sélibaby. Cent vingt-huit personnes ont été expulsées lors de la première vague d'expulsions le 6 mai. Quatre-vingt-dix fonctionnaires ont également été renvoyés (30).
Les expulsions dans les villes furent tout aussi arbitraires et abusives que celles opérées dans les zones rurales. Une femme, qui travaillait à Nouadhibou au moment de son expulsion, expliqua:
Je venais d'arriver au bureau et je venais juste de retirer mon salaire lorsque j'ai réalisé qu'un membre de la brigade me suivait. Il m'a demandé de lui donner l'argent puisque, selon lui, je n'étais pas mauritanienne. Il m'a arrêtée sur le champ. Il ne m'a même pas permise d'aller à la maison prendre mes enfants. Heureusement, ma famille connaissait quelques-uns de ses collègues qui l'ont persuadé de m'autoriser à aller chercher mes enfants. Il a pris ma carte d'identité et l'a déchirée devant moi. J'allaitais mon enfant de sept mois en ce temps-là. Comme ils m'ont conduite à la maison, ils ont donc pu la repérer. J'ai appris par la suite qu'ils sont revenus et ont tout pris. Nous avons dû attendre un avion toute la nuit. On nous a finalement mis dans un avion pour Dakar (31).
Les femmes des prisonniers politiques noirs furent aussi la cible des expulsions. Leur cas est particulièrement tragique dans la mesure où elles n'ont pas seulement été surveillées, harcelées et marginalisées en raison de l'emprisonnement de leur époux, mais elles ont également été expulsées de force sans pouvoir contacter leurs maris. Les femmes citées ci-dessous faisaient partie des épouses de prisonniers politiques expulsées en 1989.
Aissatou Ly, dont le mari, Moussa Ly, un homme d'affaires de Nouadhibou, fut emprisonné en septembre 1986 (son mari fait partie de ceux qui seraient morts en détention en 1991);
Djeinaba Kane, la femme de Harouna Kane, un officier de l'armée emprisonné fin 87;
Faty Kamar fut expulsée alors que son mari, Haby Toumbou, était en prison. Elle travaillait à la SNIM à Nouadhibou;
Habsa Banon, agent des douanes et femme de Ibrahima Sall, qui se trouvait toujours en prison, fut kidnappée dans la rue le 29 mai 1989 et expulsée, laissant derrière elle, à Nouakchott, ses trois enfants, âgés de sept à douze ans. Les enfants n'ont pu la rejoindre au Sénégal que deux mois plus tard'.
Extrait de LA CAMPAGNE DE RÉPRESSION DES NOIRS AFRICAINS SOUTENUE PAR L'ETAT
Des villages entiers au sud furent incendiés ou détruits par l'armée (18). Un secouriste originaire de cette région, qui s'y rendit en novembre 1990, fit ces commentaires sur l'ampleur des dégâts:
Dans les régions de Brakna à Sélibaby, j'ai décompté environ trente villages qui avaient été vidés de leur population halpulaar. Certains d'entre eux sont à présent occupés par des Maures; beaucoup ont été incendiés et vidés. Les Maures se sont installés dans certains villages comme Néma et Gourel Gobi (près de Djowol) et y cultivent les terres. Lorsque j'ai vu ce qui s'était passé, j'étais complètement abattu. Je fus saisi d'un fort sentiment d'injustice sociale (19).
Dans les régions de Brakna, de Trarza et de Sélibaby, de nombreux villages furent "vidés" de leurs habitants et sont actuellement occupés par des Maures. Selon un réfugié: "Il y a ici des femmes dont les maris sont de l'autre côté; des maris dont les femmes sont restées sur l'autre rive. Frères, pères et fils sont séparés les uns des autres" (20).
Ahmed, un paysan et éleveur, fut expulsé de Brakna avec 400 autres personnes. Il décrivit les abus et la tragédie qu'ils vécurent lors de leur expulsion.
Trois filles se sont noyées. Parmi elle, ma fille âgée de 12 ans; les deux autres, âgées de 11 ans, étaient les filles de nos voisins. Nous étions dans notre village lorsque les gendarmes sont venus, accompagnés de Haratines et de Maures blancs armés de fusils, de haches et de couteaux. Ils ont rassemblé nos biens et ont embarqué 50 ou 60 d'entre nous --hommes, femmes et enfants-- dans un camion. Nous avons été complètement fouillés et dévêtus. Les hommes étaient en culotte et chemise et les femmes en linges de corps. Ils nous ont même pris nos chaussures. On a ensuite été conduit à la gendarmerie où ils nous ont dépouillés de nos biens avant de nous conduire jusqu'au fleuve. Comme il n'y avait pas de pirogue du côté mauritanien, ils nous ont ordonné de nager. Les personnes âgées qui ne pouvaient pas nager ont dû être transportées par les hommes. J'ai dû porter mon propre père.
Nous avons été expulsés le 27 juin [1989]. Le 28 juin, les corps des trois fillettes ont été retrouvés à différents endroits sur le fleuve. Nous sommes ensuite allés à Djoude où nous sommes restés pendant deux mois avant de venir ici (21).
Dans un entretien avec Human Rights Watch/Africa, deux femmes originaires de Gnawlé décrivirent l'expulsion des habitants de leur village. Ce qui suit est une synthèse de leurs témoignages.
Rien ne laissait présager ce qui nous attendait. Soixante-quatre soldats lourdement armés sont arrivés un matin très tôt et ont encerclé le village. A huit heures du matin, les hommes ont été convoqués à une "réunion" et placés sous une tente. A 10 heures, les femmes ont été convoquées à leur tour. Nous avons refusé d'y aller arguant du fait que nos hommes étaient détenus depuis le matin et n'avaient même pas été autorisés à prendre leur petit-déjeuner. Pour protester contre leur détention, les hommes ont quitté la tente. Les militaires les ont bloqués, fusils braqués. Nous savions que l'objectif était de nous déporter. Les soldats ont demandé des renforts. Ils ont obligé l'ensemble du village à s'asseoir toute la journée en plein soleil, sans rien manger. Les renforts sont arrivés à 6 heures de l'après-midi. Parmi eux, un Haratine nous parla discrètement. Il nous dit de ne pas résister car nous risquions d'être tués. Il nous dit ensuite qu'il ne pouvait pas nous protéger mais juste nous donner un conseil. Après cela, le village dans son ensemble tomba d'accord sur le fait que nous n'avions d'autre choix que de partir tous ensemble. Cependant, ils ne prirent que les hommes et laissèrent les femmes.
Il y avait là un très vieil homme de 78 ans à qui ils ont délibérément cassé les lunettes. Ils obligèrent les hommes à traverser le fleuve et brutalisèrent les femmes. Ils emmenèrent de nombreuses jeunes filles qu'ils violèrent avant de les ramener. Ils dévêtirent les femmes dont ils ne voulaient pas. Les plus jeunes furent laissées simplement avec leurs linges de corps. Les femmes et les enfants furent ensuite transportés dans des camions à Salindé, à une centaine de kilomètres, pour les embarquer sur des pirogues. Après la traversée, des villageois sénégalais nous ont amenés sur la rive du fleuve opposée à notre village (22).
Un réfugié décrivit à Human Rights Watch/Africa l'expulsion, le 22 décembre 1989, d'un village d'environ neuf familles, d'à peu près huit membres chacune:
Vers trois heures de l'après-midi, le village entier a été convoqué à une réunion de recensement. On nous a demandé d'apporter nos pièces d'identité ainsi que tout autre document attestant de notre état civil afin qu'ils puissent déceler les faux documents. Lorsque nous furent tous rassemblés, la plupart des cartes d'identité, des actes de naissance et autres documents ont été confisqués. On nous a ensuite dit que ceux dont les pièces d'identité n'avaient pas été confisquées pouvaient rentrer tandis que les autres devaient rester.
Les hommes dont les cartes d'identité avaient été confisquées ou qui n'en avaient pas ont été escortés jusqu'à leur domicile par trois gendarmes, deux agents de la Garde Nationale et plusieurs policiers. Lorsque nous sommes arrivés, chaque homme a dû faire un décompte détaillé de tous les membres de sa famille. Chaque membre de la famille a dû sortir de la maison tel qu'il était habillé. Ceux qui portaient de beaux habits ont dû les enlever et donner leurs montres. Toutes les femmes qui portaient des bijoux en or ont également dû les donner. Les familles ont été obligées de monter dans des camions. Nous avons été conduits jusqu'au bord du fleuve, à un endroit appelé Deamil, à environ quinze kilomètres du village, où on nous obligea à traverser. Sous la menace de fusils, certains d'entre nous furent obligés d'embarquer dans des pirogues, d'autres de traverser à la nage. Tout le monde ne savait pas nager et les personnes âgées ont particulièrement souffert. Beaucoup se sont noyés (23).
Les éleveurs peuhls
La grande majorité de ceux qui furent expulsés étaient des éleveurs peuhls. Selon une étude réalisée par Christian Santoir pour le compte de l'agence française de recherche ORSTOM (24), en août 1990, 67% des campements peuhls de la rive droite du fleuve Sénégal avaient été vidés de leurs habitants originels. L'étude indique que quelque 21.500 Peuhls furent expulsés, ce qui représente au moins 57% de la population peuhle des départements de Kaédi, Monguel, Mbout et Maghama. Ces chiffres sont indiscutablement en deçà de la réalité, puisque l'étude fut menée uniquement dans le département de Matam au Sénégal et ne tint pas compte des Peuhls qui fuirent vers d'autres régions du Sénégal ou du Mali.
Les Peuhls étaient ciblés en partie pour des raisons économiques; leur bétail constituait un atout tangible qui apportait une richesse immédiate pour les bergers beydanes.
Les animaux furent souvent considérés comme une "compensation" des pillages des boutiques mauritaniennes à Dakar. La majorité des Maures avaient été des bergers nomades eux-mêmes jusqu'à la sécheresse des années soixante-dix; ils étaient donc plus souvent intéressés par le bétail que par les terres. En outre, bien que ne disposant pas de beaucoup de terres cultivables, les bergers bénéficiaient de l'accès aux quelques meilleurs pâturages qui restaient, ainsi qu'aux sources de la vallée.
Traditionnellement, les Peuhls avaient toujours cherché à se tenir à distance des centres administratifs pour éviter les diverses formes de contrôle et d'imposition. Ils déplaçaient leurs troupeaux d'une rive à l'autre du fleuve Sénégal, profitant des changements climatiques saisonniers pour garantir à leurs animaux des pâturages convenables. La rive mauritanienne, moins peuplée, est meilleure pour le bétail pendant la saison des pluies, alors que la rive opposée offre des pâturages en période de sécheresse. Ainsi, après la sécheresse de 1972, beaucoup de bergers peuhls et maures traversèrent le fleuve pour s'installer au Sénégal et au Mali. Du fait de leurs déplacements incessants entre les trois pays bordant le fleuve Sénégal-- la Mauritanie, le Sénégal et le Mali-- les Peuhls eurent des difficultés au moment des expulsions pour faire établir leur identité nationale. Les autorités mauritaniennes profitèrent de cela pour justifier leur expulsion. En revanche, les bergers maures, qui circulaient également entre les trois pays, ne connurent pas les mêmes difficultés.
Enfin, les éleveurs peuhls avaient tendance à vivre en petits campements isolés, de quelques familles, éparpillés sur de vastes zones (particulièrement dans les départements de Kaédi, Monguel, Maghama et Mbout). En raison de leur isolement, ils furent plus faciles à attaquer et expulser que les habitants des villages plus établis et sédentaires. Les gendarmes et l'armée organisèrent de fréquentes attaques surprises pour expulser les éleveurs peuhls.
Les attaques des campements peuhls par les forces de sécurité mauritaniennes furent généralement violentes et accompagnées de vols et de pillages considérables. Les hommes furent ligotés, battus puis expulsés. On s'assura ainsi que les familles seraient séparées. Ceux qui essayèrent de s'échapper furent abattus. Des Haratines se trouvaient parmi les militaires impliqués dans ces attaques. Ils pillèrent systématiquement et brûlèrent souvent ce qui restait du campement. Avant de les expulser, les Peuhls furent rassemblés et dépouillés des tous les biens qui leur restaient: bijoux, papiers d'identité et autres documents, quelquefois même les habits (25).
Toute résistance à ces attaques fut durement réprimée, comme l'illustre le cas de ces deux frères, Yoro et Abdramane Lam, bergers originaires de la région de Foum Gleita. En juin 1989, les frères Lam essayèrent d'empêcher les gendarmes de prendre leur bétail. Yoro fut arrêté et détenu sans charge ni procès et Abdramane fut abattu. Leur famille fut expulsée au Sénégal (26).
Les villes
Dans les grandes villes, les autorités ciblèrent les Noirs fonctionnaires, employés d'institutions privées, syndicalistes, anciens prisonniers politiques et, dans certains cas, leurs épouses.
Dans les villes principales, comme Nouakchott et Nouadhibou, les fonctionnaires noirs -- notamment les professeurs, les officiers de l'armée, les policiers et les salariés des entreprises privées -- furent convoqués par la police, interrogés et contraints à donner leurs pièces d'identité. Ils furent ensuite transportés dans des camions, avec ou sans leur famille, vers la rive du fleuve où des bateaux les amenèrent vers le Sénégal. Nombreux moururent en chemin, apparemment du fait de la surcharge des camions. Parmi eux, deux personnes moururent étouffées alors qu'elles étaient transportées de Nouakchott à Rosso dans une petite camionnette avec trente autres personnes afin d'être expulsées. Kane Ndiawar, un ancien conseiller du Président Taya, et Bâ Abdoul, le directeur d'une grande société de pêche de Nouadhibou, figurèrent parmi les personnes expulsées en 1989. Des syndicalistes de la société hydroélectrique de Nouadhibou et de l'administration de la Sécurité Sociale de Nouakchott furent également expulsés au début du mois de mai 1989. Plusieurs diplomates noirs en service à l'étranger furent rappelés, dépouillés de leurs lettres de créance puis expulsés (27).
Les expulsions dans les zones urbaines visèrent incontestablement le leadership effectif et potentiel de la communauté noire. Un ancien étudiant de l'Université de Nouakchott expliqua que les étudiants furent particulièrement visés:
Bien qu'affectant un grand nombre de personnes, les expulsions étaient suffisamment sélectives pour assurer qu'un nombre disproportionné d'étudiants soient concernés. Il est évident que l'on a voulu casser la communauté noire et la priver de son intelligentsia.
Ils savaient aussi que nous aurions des difficultés financières à continuer nos études, même si nous étions en mesure de nous inscrire dans des universités étrangères. La plupart des étudiants qui sont venus n'ont pu continuer leurs études et ceux qui sont actuellement à l'université ou au collège ont perdu du temps et ont dû redoubler au moins une année (28).
Les fonctionnaires furent aussi particulièrement visés. Un réfugié raconta à Human Rights Watch/Africa comment un groupe de fonctionnaires fut emprisonné et finalement expulsé:
Juste après le début du conflit, lors de la fête de Aïd-el-Fitr [fête marquant la fin du ramadan], tous les fonctionnaires noirs qui travaillaient dans le département de Moudjerea, à savoir six, ont été détenus pendant quatre jours. On leur a dit qu'ils devaient être interrogés pour savoir s'ils étaient sénégalais. [Les noms de ces six fonctionnaires ne peuvent être dévoilés car leurs familles vivent toujours en Mauritanie. Il y avait parmi eux des enseignants et un agent des postes]. Ils ont été conduits dans la capitale régionale, Tidjikdja, où ils ont été interrogés. On leur a ensuite dit de rejoindre leur poste, excepté pour ceux d'entre eux qui travaillaient à Tidjikdja ou dans ses environs, qui ont été détenus pendant trois ou quatre semaines supplémentaires.
Ceux qui avaient été renvoyés ont été subitement rappelés par le gouverneur, de même que d'autres agents dont des enseignants et infirmiers. Ils ont été conduits à la gendarmerie de Moudjeri pour être déportés le 31 mai, c'est-à-dire quelques jours après. Trente à quarante d'entre nous (sans nos familles) avons été entassés dans un camion et conduits dans un camp à Boghé. On nous a amené dans un grand hall, fouillé un par un et dépouillé de tout ce que nous avions sur nous: montres, chaînes, parfois radios, chaussures et boubous [vêtement traditionnel]. On nous a donné une chemise et des pantalons. Nos papiers d'identité ont été confisqués; on nous a mis dans une pirogue et envoyé au Sénégal.
Nous sommes tous 100% mauritaniens. Les arrières-arrières-arrières-grands-parents de la plupart d'entre nous sont enterrés en terre mauritanienne. Beaucoup, parmi les personnes expulsées, ont affirmé qu'ils n'avaient jamais vu le fleuve (29).
Zeinaba, une fonctionnaire âgée de trente ans, fut expulsée de Sélibaby où elle travaillait; elle décrivit l'opération systématique d'expulsion:
Je n'étais pas le seul fonctionnaire noir à être expulsé à ce moment-là de Sélibaby. Cent vingt-huit personnes ont été expulsées lors de la première vague d'expulsions le 6 mai. Quatre-vingt-dix fonctionnaires ont également été renvoyés (30).
Les expulsions dans les villes furent tout aussi arbitraires et abusives que celles opérées dans les zones rurales. Une femme, qui travaillait à Nouadhibou au moment de son expulsion, expliqua:
Je venais d'arriver au bureau et je venais juste de retirer mon salaire lorsque j'ai réalisé qu'un membre de la brigade me suivait. Il m'a demandé de lui donner l'argent puisque, selon lui, je n'étais pas mauritanienne. Il m'a arrêtée sur le champ. Il ne m'a même pas permise d'aller à la maison prendre mes enfants. Heureusement, ma famille connaissait quelques-uns de ses collègues qui l'ont persuadé de m'autoriser à aller chercher mes enfants. Il a pris ma carte d'identité et l'a déchirée devant moi. J'allaitais mon enfant de sept mois en ce temps-là. Comme ils m'ont conduite à la maison, ils ont donc pu la repérer. J'ai appris par la suite qu'ils sont revenus et ont tout pris. Nous avons dû attendre un avion toute la nuit. On nous a finalement mis dans un avion pour Dakar (31).
Les femmes des prisonniers politiques noirs furent aussi la cible des expulsions. Leur cas est particulièrement tragique dans la mesure où elles n'ont pas seulement été surveillées, harcelées et marginalisées en raison de l'emprisonnement de leur époux, mais elles ont également été expulsées de force sans pouvoir contacter leurs maris. Les femmes citées ci-dessous faisaient partie des épouses de prisonniers politiques expulsées en 1989.
Aissatou Ly, dont le mari, Moussa Ly, un homme d'affaires de Nouadhibou, fut emprisonné en septembre 1986 (son mari fait partie de ceux qui seraient morts en détention en 1991);
Djeinaba Kane, la femme de Harouna Kane, un officier de l'armée emprisonné fin 87;
Faty Kamar fut expulsée alors que son mari, Haby Toumbou, était en prison. Elle travaillait à la SNIM à Nouadhibou;
Habsa Banon, agent des douanes et femme de Ibrahima Sall, qui se trouvait toujours en prison, fut kidnappée dans la rue le 29 mai 1989 et expulsée, laissant derrière elle, à Nouakchott, ses trois enfants, âgés de sept à douze ans. Les enfants n'ont pu la rejoindre au Sénégal que deux mois plus tard'.
Extrait de LA CAMPAGNE DE RÉPRESSION DES NOIRS AFRICAINS SOUTENUE PAR L'ETAT