Les conflits dans le conflit: médiations et médiateurs



Les conflits dans le conflit: médiations et médiateurs
Ancien ministre mauritanien des affaires étrangères et de la coopération, Ahmedou Ould Abdallah a aussi été Ambassadeur en Belgique et auprès de l’Union européenne avant de devenir ambassadeur aux États-Unis. Pendant 6 ans il a été en charge des affaires économiques aux Nations Unies avant de devenir le représentant spécial du Secrétaire général de l’ONU au Burundi, puis en Afrique de l’ouest et puis en Somalie. En somme, un parcours dont l’OIF, dans la réalisation de son ouvrage "Prévention des crises et promotion de la paix", ne pouvait se méprendre. Aussi, Sahara media, après avoir publié la contribution du compatriote Mohamed EL Hacen Ould Lebatt à la grandiose œuvre de l’OIF, a jugé opportun de publier celle du compatriote Ahmedou Ould Abdallah intitulée "Les conflits dans le conflit: médiations et médiateurs".

Les conflits dans le conflit: médiations et médiateurs

Plus que jamais la gestion des conflits demeure d’une vive actualité. Les débats autour des pratiques de prévention, de gestion et de résolution des conflits ont pris une tournure et une allure spectaculaires depuis la fin de la guerre froide et spécialement depuis le début des années 2000. Tout d’abord l’étude du règlement des conflits est devenue une matière d’enseignement universitaire à part entière et l’objet de nombreux colloques et séminaires de par le monde. Cette étude ne porte pas tellement sur les faits ou l'analyse des différents contextes politiques, économiques et sociaux qui sous-tendent les conflits que sur des prescriptions assez mécaniques de scénarios et de solutions toutes faites pour y mettre fin. Du recours à des médiateurs classiques (diplomates et religieux expérimentés, munis d’un mandat reconnu par les parties en conflit, les principaux Etats et les Organisations internationales intéressées), l’on est passé aujourd’hui à une pléthore de négociateurs, souvent informels, voire clandestins, en quête d'une clientèle pour mener des missions coûteuses.

Depuis une décennie en effet, la résolution d’un conflit, avant que ce dernier ne s’enracine à travers les massacres et les déplacements des populations, n’est plus nécessairement la priorité. Les débats sur les diverses approches et hypothèses à adopter en matière d’étude des conflits – et non sur la solution pour y mettre fin – se trouvent au centre de l’attention et des financements internationaux consacrés aux pays en crise. Les parties en conflit, elles-mêmes très au fait de ces contradictions et pratiques en cours sur le plan international, ne se privent pas d’en tirer de multiples profits.

Dans cet environnement extrêmement sensible, est-il encore possible ou réaliste de chercher à mettre fin à un conflit par la seule médiation classique? Est-il même possible de gérer les crises actuelles, telles celles du Darfour, du Congo ou de la Somalie ? Continuer à perpétuer les pratiques actuelles de médiation devient éthiquement discutable. Faut-il alors abandonner les efforts de paix? Mais comment ignorer les tragédies humaines et accepter l’impunité ? Que répondre aux victimes non seulement des guerres et des famines mais aussi des abus chroniques des droits de l’homme très souvent à l’origine des crises et de leur perpétuation?

Quelques observations

Les combats politiques font naturellement partie de la vie des sociétés. Les conflits armés avec leurs cortèges de morts, de blessés, de déplacés, de réfugiés et les autres destructions que subissent les économies et les infrastructures ne sauraient se substituer aux combats politiques. Dans de nombreux pays africains cependant, le dilemme entre les luttes politiques et les conflits armés reste d’actualité.

Bien entendu, chaque conflit est particulier et doit être traité selon ses caractéristiques spécifiques. Une approche unique de la gestion des conflits, très tentante, comporte des risques de dérapage si compte n’est pas tenu de leurs origines, causes, contextes - régional, international - et d'autres facteurs économiques et financiers d’influence.

Bien connaître les causes profondes d’un conflit est essentiel, mais il est tout aussi indispensable d'éviter de faire de son étude une fin en soi. L’objectif final – une solution durable à la crise – ne saurait disparaître au profit d’études aux seules fins d’études. Ceci est particulièrement vrai pour les médiateurs dont le mandat officiel (régional ou international) est d’obtenir un règlement pacifique de la crise et le retour à la paix et à la stabilité.

Le rôle des acteurs extérieurs, étatiques ou autres, dans la gestion des conflits s’est considérablement accru ces dernières années. Quoi qu'on en pense, ces acteurs sont extrêmement influents en particulier dans la résolution des conflits africains où, pour des raisons historiques autant qu’économiques, l’ingérence est plus facile à entreprendre. Cette multiplication des intervenants extérieurs, sans code de conduite ni « gentleman's agreement » acceptés par tous, complique davantage les sorties de crise en Afrique. Par contre, l’émergence d‘organisations sous-régionales bien structurées (CEDEAO, SADC, etc), est une nouveauté plutôt positive dans la gestion des crises. Avec une meilleure connaissance humaine, historique et culturelle du pays affecté, une proximité géographique et des intérêts économiques croisés, ces organisations se révèlent les plus aptes à gérer les conflits devenus de plus en plus des foires d’empoigne entre les multiples intervenants internationaux et leurs partenaires locaux. L’existence de possibles conflits d’intérêt pouvant concerner l'un des Etats membres de l’une de ces organisations, n’affecte pas nécessairement la réalité de leur poids grandissant dans la gestion d’un conflit sous-régional.

La fin de la guerre froide a ouvert de nombreux espaces aux libertés et pas seulement en Europe centrale et orientale. En Europe occidentale et même en Amérique, le champ des libertés collectives et individuelles s’est considérablement étendu et approfondi. Mais c’est au Sud que les changements ont été les plus marquants et où les totalitarismes et autoritarismes ont souvent reculé et parfois disparu. Les tensions politiques, religieuses, ethniques et autres, qui couvaient sous de lourdes chapes, ont effectivement explosé avec la fin de la guerre froide. Des guerres civiles violentes, et dans certains cas particulièrement meurtrières, ont endeuillé les deux zones de confrontations directes entre l’Est et l’Ouest: l’Afrique et les Balkans.

Avec la multiplication des conflits, l’enracinement durable de certains d’entre eux et l’émergence d’une approche théorique et intellectualisée de leur gestion, la recherche de leur résolution pacifique a pris une dimension toute nouvelle. Elle s’est étendue à des territoires jusque-là inconnus : formules toutes faites pour les règlements, groupes d’études sur les divers aspects d’une crise, analyses des cycles de stabilité/violences, programmation des schémas de sortie de crise, acteurs sans mandat légal ou officiel, etc.

Médiation et mondialisation

Tout d’abord une première question. Sur la base de quel droit et pourquoi se mêlerait-on d' intervenir dans une crise interne quand la Charte des Nations Unies, en son article 2 paragraphe 7, reconnaît le droit des Etats à gérer leurs affaires domestiques en toute souveraineté ? Cet article stipule : « Aucune disposition de la présente Charte n’autorise les Nations Unies à intervenir dans des affaires qui relèvent essentiellement de la compétence nationale d’un Etat ni n’oblige les Membres à soumettre des affaires de ce genre à une procédure de règlement aux termes de la présente Charte ; toutefois, ce principe ne porte en rien atteinte à l’application des mesures de coercition prévues au Chapitre VII ». En même temps, une seconde question se présente. L’intervention d’acteurs extérieurs dans un conflit interne ne contribue-t-elle pas à freiner la formation classique de l’Etat moderne qui doit émerger des épreuves vécues? A cet égard, il est légitime de se demander si l’Allemagne, les Etats-Unis ou l’Italie, aujourd’hui de grands Etats modernes issus de guerres civiles, auraient pu se constituer comme ils le sont actuellement s’il existait autant d’acteurs non officiels au milieu du XIXe siècle qu’il y en a de nos jours! Les interventions en faveur des victimes confédérées et les condamnations des Nordistes auraient sans doute changé le cours de l’histoire américaine et du monde. Quant à Bismarck et Garibaldi, héros de l’unité nationale de leurs pays respectifs, ils seraient aujourd’hui au mieux traités de chefs de guerre.

De toute évidence, dans le monde actuel, il est moralement inacceptable d’assister ‘‘sans rien faire’’ aux violences et aux destructions que les médias nous servent à longueur de journée sur nos places de travail et à domicile! Dès que l'on sait, l'on se doit d'agir. Les opinions publiques, surtout dans les démocraties avancées, acceptent difficilement l’indifférence et l’inaction. Ni elles, ni les organisations humanitaires ne veulent répéter les erreurs commises durant la période de la guerre froide avec ses silences imposés ou complices.

Dans la résolution des premières guerres civiles à partir des années 1992-2000, les médiateurs et les médiations furent souvent efficaces. Par leur savoir-faire professionnel, le poids spécifique et la respectabilité des pays ou organisations qu’ils représentaient, ces premiers médiateurs – de véritables pionniers – ont fréquemment réussi soit à régler les crises soit à les contenir, évitant ainsi la contagion et l’embrasement des pays voisins avec une extension géographique du conflit.


Aujourd’hui, toute médiation est confrontée à plusieurs obstacles qui ne sont pas nécessairement tous liés au conflit lui-même. Parmi ceux-ci, l’on peut noter:

- la circulation ultra-rapide, presque immédiate, de l’information, avec des effets sur l’évolution et la transformation des guerres civiles ;

- la multiplication des acteurs extérieurs publics et privés et même informels;

- les conséquences inattendues du conflit, y compris les aspects financiers: blanchiment, marchés noirs, menaces et attaques terroristes hors frontières, etc.


La recherche de solutions aux guerres civiles ne peut ni ignorer, ni minimiser l’importance de ces facteurs externes liés à la mondialisation. Au début des années 1990, les parties en conflit disposaient de peu de moyens pour assurer non seulement leurs communications internes mais aussi et surtout pour garder le contact avec le reste du monde (médias, alliés civils et militaires extérieurs). Dans les années 1990, il m’est souvent arrivé de prêter des téléphones portables à différents leaders dans le seul but de pouvoir rester en contact régulier avec eux. Aujourd’hui, tous les chefs politiques ou de guerre disposent non seulement de téléphones satellites sécurisés, mais de téléphones mobiles sophistiqués munis d’appareil photo, d'accès à l'internet, faisant fonction d'ordinateur, de sites internet propres et d’alliés et partisans infiltrés dans les médias, y compris les grandes chaînes internationales de radio et de télévision. La révolution technologique, y compris le numérique en particulier, donne aux belligérants une capacité d’accès et de communication qui rend le travail des médiateurs extrêmement ardu. La manipulation de l’information n’est jamais très loin dans ces cas et les combattants s’en servent à merveille sur les plans militaire et politique. Dans ma mission actuelle en Somalie, je consacre des moyens relativement importants en ressources humaines et financières pour ne pas se laisser creuser davantage mon retard sur les belligérants dans le domaine de la communication.

Multiplication des acteurs extérieurs

Pour mettre fin à un conflit, ou pour le moins endiguer son expansion et son enracinement, un médiateur est donc souvent désigné. Celui-ci a besoin, dans l’exercice de ses fonctions, d’un vaste arsenal de moyens politiques, financiers, militaires et relationnels. Sans eux, il se trouve exposé à des obstacles insurmontables. Ce médiateur a en principe une vision d’ensemble de la totalité des questions à suivre et de la meilleure manière de les traiter et de les faire aboutir à l’objectif désiré : un accord de paix. La proximité culturelle, historique, professionnelle du médiateur et sa personnalité jouent un rôle essentiel, mais insuffisant, dans l’accomplissement de sa mission. En plus d’un mandat officiel, le médiateur principal (« lead mediator ») doit s’organiser autour de certains principes ou règles et, pour le moins, s’assurer que les actions internationales se déroulent de manière cohérente. La coordination de ces activités est plus facile à proclamer qu’à réaliser sur le terrain. A cet effet, une simple cohérence entre la politique des autres intervenants et celle du médiateur principal constituerait déjà un très grand progrès. L’approche conceptuelle (politique et stratégie à mettre en oeuvre), de même que l’action pratique (contacts avec les parties et messages à délivrer) doivent être conformes à la ligne politique définie par ce médiateur et viser un seul but : la sortie de crise. Etant plus que les autres en contact permanent avec les parties et ayant une vue d’ensemble plus globale du conflit – politique, économique, humanitaire, sécuritaire - le médiateur principal doit pouvoir bénéficier sinon du soutien de ses autres collègues ou pour le moins de leur bienveillante neutralité.


Que faire des médiateurs informels ? Agissant sans mandat public, ils peuvent opérer comme le leur permet un budget souvent généreux et des responsabilités diplomatiques moindres, en tout cas non officielles. En août 2003 à Accra, la CEDEAO, avec l’appui des Nations Unies, négociait l’après Charles Taylor avec les parties libériennes. Au même moment, un acteur informel s’efforçait à coup de billets aller-retour Ghana-Europe et d'autres avantages, à commencer par des interviews avec les médias internationaux, à sortir du pays les chefs d’un des partis armés les plus influents de la négociation. En dépit de la surveillance de l’aéroport par la sécurité mobilisée à cet effet, les invités ont été extirpés de la ville et amenés en Europe pour les besoins du médiateur privé. Les négociations inter-libériennes furent pratiquement gelées jusqu’au retour des dirigeants de ce groupe armé.


Par ailleurs, chercher à régler une crise invite à susciter un intérêt de la part de la communauté internationale mais dans certains cas, le contraire est aussi vrai. Ce paradoxe s’explique facilement. Certes, l’absence d’intérêt des puissances régionales et internationales pour le conflit peut affaiblir les efforts de la médiation. Par contre ce manque d'intérêt peut ouvrir la voie aux ingérences des acteurs les moins efficaces, ceux qui perçoivent dans la prolongation de la crise des avantages divers y compris leur reconnaissance sur la scène internationale ou plus simplement des avantages financiers personnels.


Au Burundi, en 1996, l’appel aux sanctions, notamment l’embargo sur l’importation des armes, était initié et fortement soutenu par un acteur influent de la sous-région. En prônant l’embargo, une belle position éthique, cet acteur en bénéficiait également puisqu’il avait une part importante dans le très lucratif trafic clandestin d’armes avec le Burundi!


D’un autre côté, un trop grand intérêt diplomatique pour le conflit peut engendrer des conséquences négatives pour le succès de la médiation. Par conviction ou plus simplement par habitude, des organisations ou des individus sont toujours prêts à se mobiliser dès que tel ou tel grand pays montre un intérêt pour une guerre civile, fut-il pour y mettre fin pacifiquement. Dans tous les cas de figure, le médiateur doit savoir naviguer à vue, mais avec fermeté et, de temps à autre, pouvoir lancer des leurres afin d’éviter que des interventions intempestives ne viennent faire dérailler le processus de paix. Au cours de ma médiation pour la mise en œuvre de l’arrêt de la Cour Internationale de Justice concernant le problème frontalier Cameroun-Nigeria, (région du lac Tchad, frontière terrestre, péninsule de Bakassi et frontière maritime), j’avais réussi à garder loin de certains regards le travail entrepris avec mon équipe et les délégués des deux pays. J’ai présenté la négociation comme un exercice purement technique et donc sans prestige diplomatique attachée à elle. C’était précisément le leurre. Les points les plus difficiles de cette négociation ne concernaient pas nécessairement Bakassi que la Cour a reconnu être totalement camerounaise. De sérieuses difficultés se présentaient dans la région du Lac Tchad où, au fur et à mesure que celui-ci se rétrécissait les populations du Nigeria ‘‘suivaient l’eau’’, occupant ainsi des terres camerounaises. En conséquence, il fallait gérer l’avenir de 32 villages nigérians construits en territoire camerounais, précédemment couvert par les eaux du Lac. Cela a été fait. La frontière maritime présentait, elle aussi, un cas délicat avec des impacts qui affectent la propriété sur les champs pétroliers ou gaziers et les richesses halieutique, non seulement entre le Cameroun et le Nigeria, mais aussi entre les deux et la Guinée équatoriale. La différence d’approche est assez grande avec celle adoptée pour la gestion du problème frontalier Erythrée-Ethiopie où l’engagement des deux exécutifs n’a pas suffi à mettre en œuvre l’Accord d’Alger et l’arbitrage qui a suivi. L’affaire était trop médiatisée.


Dans certains cas, les médias peuvent envenimer la compréhension d’un problème. Ils peuvent aussi générer un intérêt diplomatique pour la crise et aider ainsi à mobiliser l’action politique et l’obtention des ressources pour faciliter le travail. La couverture médiatique de la piraterie et de la présence maritime internationale au large des côtes somaliennes ne me gênent guère dans mon travail de médiation en Somalie. Bien au contraire ! Il convient d’utiliser les dosages requis entre trop ou trop peu de couverture de presse.


Importante pendant les négociations, la cohérence entre les médiations est encore plus vitale après la signature d’un accord de paix. Cette signature, une étape essentielle dans la gestion d’un conflit, n’en reste pas moins le début d’un nouveau processus également ardu : la mise en œuvre de l’accord, son suivi, son adaptation continue à l’évolution sur le terrain et à de multiples embûches plus ou moins fatales. Le médiateur principal et ses collègues négociateurs doivent rester en état d’alerte permanente jusqu’au-delà du seuil d’irréversibilité de l’accord de paix. Cette phase correspond à la mise en place des principales institutions prévues par l’accord et à la nomination des dirigeants. Un retard ou des difficultés dans cette mise en œuvre peuvent facilement rallumer le conflit ou pour le moins engendrer une régression dans le processus de paix.


Neutre et impartial pendant les négociations et dans l’interprétation de l’accord signé, le médiateur a cependant l’obligation de soutenir la paix et la stabilité des institutions qui en sont issues. Il trouvera dans la gestion pratique de l’accord l’une des tâches les plus difficiles et les plus ingrates de sa mission.


En effet, tout accord est menacé, voire agressé, par des adversaires imprévus : intérêts économiques établis et liés au conflit et également divers puissants acteurs étatiques. Parmi ces derniers, il y a d’abord les Etats concernés par le conflit qui, pour des raisons multiples, ne veulent pas de la cessation des hostilités, n’y trouvant pas l’avantage politique, financier ou militaire escompté. Ils rejettent une paix à leurs yeux prématurée et qui ne coïncide pas avec leurs objectifs nationaux, différents de ceux de leurs alliés locaux. Ces parrains étrangers voient dans la poursuite de la guerre l’occasion d’embarrasser politiquement, militairement ou financièrement un voisin lui aussi impliqué ou concerné par la crise en question. Les forces du rejet peuvent également être soutenues par des individus ou des acteurs non étatiques déçus par la manière dont la crise a été réglée sans leur participation effective ou sans qu’un rôle visible leur fut accordé ou reconnu. Par des alliés dans leur pays d’origine, à travers la presse et par d’autres canaux, ils peuvent troubler la stabilité. Paradoxalement, le retour à la paix et à la stabilité peut n’intéresser en réalité qu’un nombre fort limité de gouvernements et d’individus d’où sa fragilité durant une période relativement longue.


Un accord de paix peut être également et curieusement menacé par ses premiers bénéficiaires, la jeune équipe dirigeante. Souvent peu expérimentés, jaloux de leur autorité nouvelle, les personnalités au pouvoir issues de l’accord ont tendance à être leur pire ennemi. Au cours des premiers mois d' exercice de leur autorité, ils commettent des erreurs qui, non seulement les discréditent auprès de l’opinion publique, mais de surcroît, fragilisent leur propre cohésion et, in fine, la mise en œuvre des accords. La méfiance et la suspicion parmi les nouveaux dirigeants, la résurgence de vieilles rancoeurs tues pendant la période de lutte, sapent la cohésion de la nouvelle équipe dirigeante, la rendant peu décidée et peu opérationnelle. Les luttes pour la prééminence de tel ministre ou personnalité détourne l’attention et consomme des énergies dont la nouvelle équipe aurait pourtant le plus grand besoin.


Dans la même veine se retrouve une autre anomalie : les «saboteurs » passifs. Le déficit des financements pour consolider la paix encourage les mécontents restés à l’écart. Dans de nombreuses situations, la signature des accords de paix est accompagnée d’une conférence pour la reconstruction et le développement du pays sorti de crise. Des fonds importants y sont annoncés pour la reconstruction du pays et la consolidation des nouvelles institutions. Presque sans exception, la distance est énorme entre les annonces de contributions généreuses faites au cours de la conférence et les déboursements effectifs des aides promises. Il est cependant clair qu’un million de dollars versé peu après l’annonce a plus d’impact sur la consolidation de la paix que dix millions déboursés deux ou trois ans plus tard. Cette distance, entre l’annonce de contributions et les versements effectifs, parfois justifiée par l’absence de feuilles de route, et autres points de repère exigés du gouvernement, serait compréhensible si le pays candidat ne sortait pas de décennies de chaos et d’anarchie et dans l'incapacité de les fournir. Elle serait encore acceptable si le retard de versement de fonds annoncés ne favorisait pas les conditions de la reprise des violences. Et autant dire de futurs appels à de nouvelles aides financières. Ainsi en va-t-il des contradictions fort coûteuses de la gestion post-conflit.


Médiation et Symbolique


Tout négociateur, et en premier lieu, le médiateur principal, est souvent sollicité par des gouvernements étrangers, des groupes ou des particuliers, pour entreprendre ou faciliter une activité ou une autre. L’une des actions les plus demandées au médiateur par les différents acteurs est de pratiquer un dialogue totalement inclusif – « an all-inclusive dialogue ». Une seconde est relative au « state building », ou reconstruction de l’Etat. Enfin une troisième concerne la présentation d’un plan de route détaillé.

D’autres requêtes présentées par tel ou tel pays ne peuvent être totalement rejetées ni d’ailleurs totalement satisfaites. Il faut les adapter au processus de négociations. Elles portent sur l’organisation d’un séminaire sur la paix dans telle université nationale, l’utilisation des services de tel ou tel expert en gestion de crises, le soutien à telle initiative liée à la médiation en cours, etc.


Accords inclusifs


Toutefois, les attaques et les menaces les plus sérieuses contre la paix viennent surtout des « spoilers »/ « saboteurs » et autres puissants acteurs informels disposant de larges moyens financiers ou de solides appuis politiques. Des «saboteurs » dans leur genre mais autrement plus difficiles à satisfaire.


Parmi ces « professionnels du rejet » figurent curieusement les spécialistes et autres analystes adeptes du politiquement correct. Pour ces conseillers en gestion de conflit, un accord n’est envisageable que s’il est, et il s’agit d’un préalable, inclusif de toutes les parties. Bien évidemment, cette position ne doit en principe souffrir d’aucune objection. Elle appelle cependant un certain nombre d’observations. Certaines parties étant plus représentatives que d’autres, exiger l’accord de toutes comme préalable à la négociation revient à donner un droit de veto aux groupes les plus radicaux, par définition minoritaires en nombre et surtout les plus agressifs en surenchères et en actions spectaculaires. Très souvent, leur objectif réel n’est pas la paix mais la révolution politique, religieuse ou autre. Attendre leur approbation revient à bloquer le processus et à gonfler le budget de la négociation, en frais d’hôtel en particulier. Par ailleurs, cette exigence d’unanimité fragilise les groupes majoritaires, d'ailleurs souvent des coalitions plutôt pragmatiques. Toutefois, l’objection principale à l’exigence d’un accord inclusif comme condition préalable est que les extrémistes ont généralement tendance à éclater en petits groupes plus extrémistes les uns que les autres. Ils présenteront toujours de nouvelles exigences. Il existe souvent une tendance anarchiste en leur sein. Un groupuscule mettant sur la table de négociation des demandes plus radicales que celles de leur propre leader et déjà adoptées en congrès à la veille des négociations, est une pratique connue. Bien évidemment, le meilleur règlement consiste à trouver un accord accepté par toutes les parties y compris les radicaux. Mais sans préalable.


Pour éviter les blocages, sincères et fondés sur des revendications légitimes, ou délibérés et destinés à faire éclater le processus de paix, il faut organiser ceux qui veulent un retour à la stabilité et s’assurer que leur poids spécifique représente une vaste majorité, proche des deux tiers de délégués à la négociation. Le risque inhérent au dialogue tout inclusif est que tout extrémiste génère plus extrémiste que lui. Un dialogue totalement inclusif met la paix en otage entre les mains des éléments les plus radicaux. Dans les situations où les partis sont très éclatés, du fait de l’enracinement du conflit, la prudence consiste à obtenir un accord entre les grandes formations les plus représentatives sur les plans politique et militaire, le faire signer par elles et garder l’accord ouvert aux autres belligérants qui tôt ou tard voudront s'y associer. L’annonce, comme préalable, que l’accord doit être inclusif, donne des ailes aux groupes les plus durs et fragilise les plus modérés et les chefs de guerre les plus courageux. Les premiers - extrémistes - campent dans la position confortable d’un « shadow cabinet » critiquant le pouvoir, le considérant comme un affidé du médiateur et n’assumant aucune responsabilité dans le retour à la paix. Les extrémistes n’ont aucune incitation à modérer leur position si des médiateurs les encouragent par des déclarations et des invitations à des colloques et autres forums pour « élaborer des voies de sortie». Les opportunistes et frustrés de l’intérieur et de l’extérieur renforcent le rang des radicaux et se retrouvent derrière un slogan rassembleur : « un accord totalement inclusif ou rien ». En termes pratiques, l’unanimité n’étant pas possible au début d’un processus de paix, l’appel à accorder le droit de veto à chaque groupe ou individu pousse à la perpétuation du conflit. Cette prolongation de la crise peut, comme on vient de le voir, ne pas déplaire à bon nombre de groupes et d’Etats qui suivent la crise.


Les « professionnels du rejet » ne sont pas uniquement des radicaux et d'autres acteurs non étatiques et médiateurs informels. Il existe également le cas de gouvernements démocratiques qui, tout en soutenant les nouvelles autorités issues de l’accord de paix, les fragilisent involontairement pour des considérations de politique intérieure. Ainsi, inviter un chef d’Etat, issu d’une paix encore instable, à effectuer un voyage officiel de plusieurs jours hors de son pays revient-il à déstabiliser tout le nouvel édifice mis en place avec peine. J’ai souvent assisté impuissant à ce genre d’invitations officielles lancées par un pays au nouveau chef d’Etat issu des accords de paix. Le but principal n’est point de l’aider financièrement ou politiquement: il s’agit d’une opération de politique intérieure menée par la puissance invitante et visant à démontrer son intérêt et son engagement en faveur de la paix dans le pays fraîchement sorti du conflit. Tant pis si, durant l’absence du chef de l’Etat, la crise s’aggrave ou si une violence armée met un terme à sa nouvelle carrière.


Le retour à la stabilité est également confronté aux requêtes faites par certains experts, appuyés par des gouvernements, visant à inclure dans le plan de gestion du conflit des activités généralement plus théoriques que pratiques. Le médiateur principal est souvent tenu à intégrer ces demandes dans son schéma politique sous peine d’obstructions: cessation des aides financières, poursuite de négociations parallèles aux siennes, déstabilisation du processus en cours par divers moyens plus ou moins occultes.



Reconstruction de l’Etat


L’appel au « state building », à la reconstruction de l’Etat, fait partie de la panoplie de plus en plus exigée de la médiation. La reconstruction de l’Etat est particulièrement importante et intéressante à mettre en œuvre. Mais est-elle praticable dans certains pays du tiers monde et plus précisément dans les pays africains dévastés par les guerres civiles ?


Pour reconstruire l’Etat, il faudrait encore s’assurer qu’un véritable Etat existait bel et bien avant le conflit. La théorie du « state building » se réfère souvent au Plan Marshall (1948-52) de l’après seconde guerre mondiale ou s'en inspire. Celui-ci a effectivement permis de reconstruire de façon spectaculaire les Etats européens dévastés par la guerre. La réussite du Plan Marshall - la reconstruction de l’Europe - s’explique essentiellement par trois principaux facteurs presque tous inexistants dans l’environnement international actuel.


Le premier est la présence, à l’époque, d’un seul médiateur politique et économique engagé dans l’opération de la reconstruction des Etats détruits par la guerre. Cet acteur principal était l’Amérique victorieuse de la deuxième guerre mondiale et en pleine ascension dans tous les domaines. Pour des raisons multiples – économique, politique, militaire – la reconstruction de l’Europe et du Japon relevait de l’intérêt national vital des Etats-Unis. L’engagement de reconstruire l’Europe était consensuel sur le plan intérieur, entre Républicains et Démocrates, et également entre les Etats-Unis, pays donateur, et les pays européens récipiendaires. La reconversion de l’économie de guerre américaine en économie de paix allait ainsi bénéficier directement de l’aide apportée par le Plan Marshall à l’Europe.


La seconde raison du succès de la reconstruction est qu’il existait de véritables Etats à reconstruire. La France et les Pays-Bas, les premiers à bénéficier de cette aide et de celle de la nouvelle Banque mondiale, sont de veilles nations, des Etats démocratiques avec un service public, des technocrates, des travailleurs syndiqués, des usines et autres infrastructures. Il en allait de même de l Allemagne et de la Grande-Bretagne.


Un troisième facteur du succès du Plan Marshall réside dans la motivation des gouvernements assistés : la volonté d’éviter à tout prix l’expansion du communisme. La peur de l’occupation soviétique après celle des Nazis poussait l’Europe occidentale et le Japon à la réussite de leur reconstruction et, par patriotisme, au retour à une situation politique et économique normale. Le Plan Marshall a reconstruit ce qui existait déjà. Aujourd’hui, pour la reconstruction des pays sortis de crise, c’est le pouvoir central qu’il faut reconstruire et responsabiliser en en faisant un partenaire fiable. Cette approche limite la dispersion des efforts financiers et la perpétuation d’un système de gouvernements assistés par des projets voués à l’échec, puisque destinés à financer essentiellement des études, des conférences ou des conseils.


Dans l’environnement actuel de gestion des conflits, aucun des trois facteurs cités plus haut n'est véritablement présent en Afrique. De plus, les acteurs extérieurs, même motivés pour la reconstruction des Etats en sortie de conflit, n’ont pas un monopole d’intervention comparable à celui dont jouissait Washington dans le monde en 1948-50. Aujourd’hui, aucun acteur international, Etats-Unis inclus, ne peut ignorer le rôle des autres intervenants, y compris les groupes non étatiques. Les actions et les messages des grands Etats sont fatalement brouillés par ceux émis par la pléthore d'acteurs sur le terrain et divers autres centres d’intérêt qui influent sur les parties en conflit. De plus, à quelques exceptions près, dont le Burundi et le Rwanda, les pays touchés par les conflits ne sont pas véritablement des Etats nations prêts à renaître de leurs cendres. Dès lors, l’appel à reconstruction sonne comme un appel bien théorique, voire très creux. La fragilité des institutions publiques et l’insécurité inhérente à la vie politique des pays à reconstruire, constituent un handicap de poids pour les leaders déterminés à bâtir un Etat moderne sur les ruines de la guerre.



Remarques finales


Gérer un conflit, en d’autres termes, lui trouver une fin pacifique, empêcher son aggravation entre les groupes armés ou contenir son extension à d’autres régions du pays affecté ou aux pays voisins, exige de vastes moyens politique, psychologique, culturel et d’autres encore. Cette tâche fait appel à un engagement missionnaire déterminé et soutenu du médiateur.


La médiation invite aussi à inclure dans le champ de l’effort diplomatique, l’opinion nationale du pays concerné et bien entendu les préoccupations des pays qui ont une influence sur la crise. Par ailleurs, il n’est pas avisé d’avancer vers la paix si les acteurs extérieurs privés, groupes ou individus, ne voient pas leurs intérêts pris en compte. Rassurer, occuper et travailler fréquemment avec tous les intéressés aide à l’évolution du processus vers la paix.


In fine, il convient toutefois de ne jamais oublier que la médiation concerne avant tout des hommes et des femmes, des êtres humains, dont il faut, à tout moment, prendre en compte les sensibilités et les intérêts propres. Leur culture, leur mode de vie, ou leur vie tout court, sont en danger mortel. Le retour à la paix, ou tout au moins à la stabilité, enjeu vital pour les populations du pays, apparaît comme un simple objectif parmi d’autres pour bon nombre d’intervenants extérieurs. Cependant, le médiateur doit le considérer comme le seul objectif pour lequel il vaille la peine de lutter avec détermination envers et contre tout. Hélas, pour privilégier ce retour à la paix, protéger et sauvegarder les populations, le médiateur principal fait face à une tâche herculéenne. En effet, il doit en permanence gérer les conflits dans le conflit, c’est-à-dire mener à tout moment une médiation entre les nombreux médiateurs et autres facilitateurs.


Source: Saharamedia

Lundi 2 Août 2010
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