B/ L’intervention française dans les conflits entre Halayɓe et Awlad Seyyid 1880-1887



Au cours du nduŋngu (saison des pluies) de l’année 1879, les terres de la rive droite avaient été plus largement inondées, contrairement à l’année 1875. En conséquence, les Halayɓe se consacrèrent beaucoup plus à leurs lougans situés sur cette rive. L’émir des Brakna, Sîdi Eli Wul Ahmeddu 1er, décida, lui aussi, d’augmenter le tribut que ces cultivateurs devaient payer chaque année1. Les Halaye refusèrent, et « (…) Sidi Ely les chassa de son territoire et prit tout ce qui avait quelque valeur »2. Il se saisit de nombreux cultivateurs qu’il vendit ; mais « (…) les Toucouleurs et Abdoul Boubacar (…) aidèrent au rachat (…) » des hommes libres.
Les Halayɓe eurent l’occasion de se venger en organisant de nombreux rezzu contre les Awlâd Seyyid. Ces derniers obligèrent leur émir à user de représailles contre tous les villages compris entre Daara- Halayɓe et Ɓokki « De ces pillages réciproques, il résulte que les Aleïbés ont plus pillé que les Maures et que ces derniers sont honteux d’être dépassés dans ce genre d’affaire où ils excellent»3. Face à la gravité de cette situation qui était en sa défaveur, Sîdi Eli se plaignit auprès de Brière de l’Isle à qui il demanda si les Halayɓe étaient réellement ses sujets, car dans la négative, il allait leur envoyer « (…) une armée, qui brûlera leurs villages et qui les exterminera jusqu’au dernier (…) »4. En 1880, l’émir des Brakna était également en mauvais termes avec Laam Tooro Mammadu MBowba Sal qui l’avait accusé d’encourager ses sujets, et particulièrement les Twâbîr, à plonger sa province dans une totale désolation. L’émir était très aux faits des conflits permanents qui opposaient les habitants du Tooro à leur souverain. Il les encourageait, en effet, à se débarrasser de lui, pour mettre à sa place son cousin Sidiiki Sal.
La situation commença à s’aggraver en octobre, lorsque l’émir fit piller et brûler Dubbunge5 (rive droite) et Demet (rive gauche), après avoir massacré les habitants de ces deux villages. Toujours dans le territoire des Halayɓe, les villages de Sinyncu Daŋɗe Ceenel, NDormbos, Dubbuŋnge et Demet, Ɓokki dans le Laaw furent constamment menacés. Pour justifier toutes ces attaques, Sîdi Eli II avait accusé ses voisins d’avoir commis de « (…) nombreux pillages sur ses états (…) » et leur avait reproché « (…) leur habitude d’offrir asile à ses ennemis –Oulad Ahmed-(…) ». « (…) J’ai souffert tout avec patience, jusqu’à ce que Lam Toro m’ait conseillé de les piller à mon tour, si lui ne pouvait les empêcher de me faire du tort (…) »6.
Hammee NGaysiri Sal n’avait pas hésité, dès son arrivée à la direction du Tooro, à faire appel discrètement à Sîdi Eli Wul Ahmeddu 1er pour l’aider contre la tendance des Tooraŋnkooɓe qui refusait de reconnaître son autorité ; d’autant que ni lui ni les autorités françaises ne voulaient de la présence des Halayɓe sur la rive droite. Cette politique française avait encouragé encore l’émir à revendiquer « sa rive », en considérant que ce qu’il faisait était « (…) loin d’être une violence et un pillage (…) »7. Une délégation de notables Halayɓe se rendit auprès de celui-ci pour négocier la paix. L’émir leur posa des conditions sans lesquelles il n’autoriserait pas les habitants à venir cultiver leurs propres terres sur la rive droite : Toute famille lui donnerait une pièce de guinée (parmentier) et un quart de mil ; tout homme libre lui donnerait vingt pièces de guinées (dix en filature et dix en parmentier), et un bon fusil. Il exigea en outre quarante pièces de guinées pour indemniser un de ses princes dont la captive avait été enlevée par des Halaye, et la restitution de trois captifs appartenant à des seeremɓe (marabouts). Les Halayɓe rejetèrent l’ensemble de ces exigences, car ils ne reconnaissaient nullement l’autorité de cet émir sur leurs territoires de la rive droite du Maayo Mawngo
Le gouverneur par intérim, Deville, chargea alors le capitaine Rémy, le directeur des Affaires politiques, de rétablir l’accord entre les Halaye et les Awlâd Seyyid8. « J’ai fait venir à Podor les principaux notables Aléïbés », écrivit-il au gouverneur ; « (…) ils m’ont affirmé qu’ils désiraient s’arranger avec Sidi Ely. Ils veulent que les prisonniers leur soient rendus mais ils comprennent difficilement qu’ils doivent de leur côté rendre également une partie des biens qu’ils ont pillés. Cette question des prisonniers leur fera accepter toutes les conditions »9. Mais la mission Rémy échoua. Les deux parties continuèrent d’ignorer les mises en garde répétées du gouverneur et du laam Tooro. L’émir avait recommandé « (…) à tous ses Maures qui n’ont aucune affaire avec personne qu’aux Aléibé ; ne faut pas qu’ils aillent aux villages du Toro »10 . Ce qui n’empêchera pas des membres de la tribu Arâlîn d’attaquer le village de Lobbudu Duwe, dans le Dimat, le dimanche 24 décembre 1882. Le vendredi 29, une autre bande d’Arâlîn enleva un troupeau de moutons à Daara Halayɓe après avoir tué quatre personnes et blessé six autres. « (…) j’ai écrit à Sidi Ely (…) », informa Rémy au gouverneur Canard « Je lui ai dit qu’il violait les traités, qu’il ne pouvait accepter la responsabilité de pareils actes de pillages et qu’il devait hâter son retour vers Podor pour réparer les torts commis. Je lui ai dit que vous serez très mécontent et que le seul moyen d’arranger ces affaires était d’en parler avec vous. Je l’engageais fortement à venir à St-Louis »11.
A la suite de cette succession de pillages, des mesures de protection furent prises en janvier 1882 par le capitaine Rémy. Il recommanda aux chefs de villages de ne pas accueillir des Bîdhân en armes sur leurs territoires, de ne pas les laisser piller sans se défendre. Les chefs de villages conviendraient entre eux des signaux pour se porter secours ; ils signaleraient au commandant de Podoor tout mouvement suspect de la part des Bîdhân et de leurs Abîd. Pour permettre aux Aynaaɓe de faire paître leurs troupeaux sans crainte d’être attaqués, les chefs veilleraient à ce que ceux-ci soient en nombre suffisant et armés, et à ce qu’un campement général soit établi pour la nuit. Des gardes seraient placés sur des points éloignés et surveilleraient les routes empruntées habituellement par les Bîdhân12.
Toutes ces mesures de protection ne mirent pas le pays à l’abri de l’« embrassement ». L’interprète Abdullaay Kan proposa alors à ce « (…) qu’on arrange entre eux ou qu’on les laisse se débrouillaient »13. La violence des rapports entre Halayɓe et Awlâd Seyyid atteignit son point culminant le dimanche 29 janvier 1882, lorsque les premiers tombèrent sur le camp de l’émir qui était installé au nord de Dubbuŋnge. Sîdi Eli II avait recommandé à ses sujets d’empêcher les habitants de Demet, la capitale politique du territoire des Halayɓe, d’aller prendre de l’eau au fleuve. Ses guerriers tiraient sur toute personne qui se présentait. Parmi les victimes, des femmes qui venaient puiser de l’eau (ƴoogol), faire du linge (guppol) sur les berges. Face à cette situation, elles décidèrent de faire une grève de ménage : plus de préparation de repas en accusant leurs hommes de couardise en face de ces Safalɓe jusqu’à ne pas sécuriser le territoire des Halayɓe Pendant ce temps, d’autres bandes s’attaquaient aux autres villages du territoire des Halayɓe.
C’est dans un dernier sursaut de désespoir que les Halayɓe décidèrent de réagir en s’attaquant au camp de l’émir Sîdi Eli Wul Ahmeddu II. Pour préparer cette action, le Conseil des Anciens des Halayɓe (Batu mawɓe Halayɓe) avait pris, en toute discrétion, une décision capitale qui eut des conséquences importantes dans les relations entre les Halayɓe et les Awlâd Seyyid. De jeunes combattants volontaires furent envoyés à Saint-Louis où ils séjournèrent pendant près d’une année sous le prétexte d’y travailler. En réalité, l’objectif précis était de trouver des armes à feu pour préparer une attaque contre les tribus ennemies du Brakna, particulièrement leurs ennemis classiques, les Awlâd Seyyid. Les fusils obtenus furent envoyés discrètement en stockage à Demet14. Les Awlâd Seyyid y perdirent quarante guerriers. Ahmeddu fut blessé tandis que son fils était fait prisonnier. « Quatre mille moutons, deux cents ânes, vingt chameaux, vingt bœufs, un cheval (…) » furent enlevés par les troupes des Halaye qui poursuivirent l’émir et ses troupes jusqu’aux environs de Gural15.
Laam Tooro Sidiiki Sal16 fut incapable de rétablir la paix entre Halayɓe et Awlâd Seyyid. En réalité, il n’était pas étranger à cette exaspération des relations conflictuelles entre les populations de cette province rebelle contre le laam Tooro et les Awlâd Seyyid. En effet, se voyant incapable de réprimer ses «sujets» «insoumis», il avait donné secrètement à Sîdi Eli Wul Ahmeddu 1er l’autorisation de piller les villages des Halayɓe qui contestaient son autorité politique sur leur territoire. L’appel que Sîdi Eli II lança à l’émir des Trarza pour l’aider à se venger de ses ennemis suscita malgré tout des inquiétudes chez les Français. D’autant que des chefs du Tooro opposés au laam Tooro, et quelques autres du Laaw (Kasga, Ɓokki et Waalalde) avaient envoyé des troupes de soutien à leurs compatriotes Halaye. Le gouverneur Canard se rendit personnellement à Podoor en février 1882 «(…) pour y régler diverses affaires avec le Toro et les Maures Bracknas ». il recommanda vertement à Ibra Almaami Wan de ne pas se mêler des affaires qui ne le concernaient pas, et d’empêcher ses «sujets» de lui causer des ennuis qui ne manqueraient pas de lui arriver en ne suivant pas ses conseils »17. Malgré les mises en garde des Français auprès des Brakna, l’héritier présomptif de l’émirat, Ahmeddu Wul Sîdi Eli Wul Ahmeddu 1er et le représentant des intérêts de l’émir à Podoor, Hammee NJaak poussèrent celui-ci à la vengeance. Cela devenait d’autant plus nécessaire pour Sîdi Eli II que la victoire de ses ennemis avait grisé ces derniers qui continuèrent de menacer ses sujets. Dans le courant du mois de juin 1882, des bandes armées de Halaye ciblèrent leurs attaques contre des caravanes du Brakna qui venaient échanger leur sel au luumo18 de Haayre Laaw19. En juillet 1883, le Directeur des Affaires politiques, Victor Ballot, qui traversait le territoire des Halaye, « (…) contraignait Siddik à punir les pillards Aleibés (…) », tandis que le gouverneur Bourdiaux prévenait Sîdi Eli II que les moindres pillages commis par ses sujets seraient remboursés sur sa propre indemnité ; mais de telles menaces n’intimidèrent guère l’émir dont les sujets recommencèrent à piller eux-aussi des villages de Halaye dès la fin du ndungu de l’année 1883. En février 1884, l’alarme fut donnée par le commandant du cercle de Podoor, Pagès, après un pillage qui s’était soldé par un vol de soixante-dix-sept bœufs et de l’assassinat de deux Aynaaɓe. Le gouverneur Bourdiaux envoya Victor Ballot en mission dans le Daande Maayo (vallée du fleuve) pour exiger de l’émir la réparation de tous ces pillages commis par ses sujets. Pour la circonstance, il n’excluait pas une intervention militaire, « (…) pour ôter aux pillards toute envie de récidiver (…) » (Ganier, 1968). Ni les différentes missions effectuées par les directeurs successifs des Affaires politiques ni les menaces d’une intervention militaire ne réussirent à mettre fin à ces pillages et aux relations conflictuelles entre les Halayɓe et les Awlâd Seyyid. La résolution de ces crises ne dépendait pas uniquement des négociations françaises, mais aussi de la volonté et de la motivation des populations d’établir une paix durable entre elles. Or, l’élément déterminant dans ces relations résidait dans le problème de l’occupation de la partie septentrionale (rive droite) du territoire des Halayɓe. Devant ce que ces derniers considéraient comme un droit acquis parce qu’ayant occupé et valorisé les premiers les terres de la rive droite bien avant l’invasion armée des Beni Hassân, les Awlâd Seyyid brandirent toujours le droit requis par la force armée pour justifier l’occupation des terres de la rive droite. Une constante qui n’était pas seulement spécifique aux relations entre ces deux groupes de populations. C’était là tout le fondement des sempiternelles relations conflictuelles entre les Fulɓe, les Wolof, les Sooninko, les Xaasoŋnke vivant sur les territoires du bassin du Maayo Mawngo d’une part, les populations arabo-Sanhadja d’autre part qui avaient envahi les territoires septentrionaux de la vallée du Maayo Mawngo. D’où ce fameux adage en Pulaar que nous rappelons toujours parce que installé dans l’inconscient socioculturel des Fulɓe du Fuuta Tooro, et qui dit : « Worgo hoɗaa ko nde Rewo roŋnka »20 ou la fameuse réponse donnée par l'Almaami Abdul Kaadiri Kan (1774-1805) à une délégation de Jaawɓe de Gural (près de Hoore Weendu, actuel lac d’Aleg) venue se plaindre des exactions dont ils faisaient l'objet de la part des Arabes Awlâd Abdallah dont les ancêtres Beni Hassan avaient échoué dans la région au XVIème siècle : « hol hammee hol Hoore Weendu »21. Une problématique grave qui s’était installée dans la pérennité dans le bassin inférieur du Maayo Mawngo en raison de ses enjeux économiques (agriculture, élevage, pêche, traite des esclaves, voie de communication et pénétration de la côte Atlantique à l’intérieur de l’Afrique de l’Ouest).
L’émir signa néanmoins un traité de paix avec les Halayɓe, en mars 1884. Chacune des deux parties remit « (…) un enfant notable pour gage de l’union qui doit exister entre elles »22. Pour marquer leur hostilité au pouvoir du laam Tooro, les Halayɓe refusèrent de payer cette année-là la dîme à Sidiiki Sal. Comme s’ils cherchaient à heurter l’orgueil de celui-ci, ils firent « (…) présent à Sidy Ely de 2000 pièces de guinée »23.
La conclusion de ce traité amena de nouvelles complications dans les relations entre les Brakna occidentaux et les habitants du Tooro. Ces difficultés se traduisirent par la rupture entre l’émir et ses sujets H’râtîn Awlâd Tânâk qui avaient rallié les Halayɓe en janvier 1886. Cette communauté tribale pillait toute la zone comprise entre Haayre Laaw et Podoor. Les Haayraŋnkooɓe (Habitants de Haayre Laaw) furent particulièrement touchés par ces pillages, et reprochèrent avec sévérité aux Halayɓe d’abriter cette tribu pillarde qui leur enlevait enfants, bestiaux et récoltes. Sîdi Eli II, vieilli et affaibli du point de vue militaire par le départ de cette tribu qui représentait une partie essentielle de sa force armée, était incapable de rétablir son autorité politique et militaire. Incapable de réprimer tous ces pillages commis par les Twâbîr, les Awlâd Tânâk et les Awlâd Ahmed, il se contenta de prévenir chaque fois le poste de Podoor des mouvements de ces tribus pillardes afin que les Français prennent leurs dispositions de sécurité. Cette faiblesse militaire et politique de Sîdi Eli II fut exploitée avec opportunisme par les Halaye qui reprirent leurs hostilités contre les Awlâd Seyyid en pillant leurs caravanes de commerce et leurs campements. Leurs troupes allaient jusqu’à provoquer « (…) Ahmedou, l’héritier présomptif du trône des Brachnas »24. Le commandant du poste de Podoor, A. L. d’Albeca jugea « (…) qu’une démonstration militaire, une promenade de cavaliers, aurait pour effet de calmer les esprits »25. Le règlement du conflit entre Halayɓe et Awlâd Seyyid, et entre Halaye et Haayrankooe devait faciliter, selon lui, le commerce des petites escales du cercle de Podoor, et surtout le commerce du mil avec le Fuuta Tooro. La «pacification» définitive de tout le Funaaŋnge Tooro et une répression plus efficace contre les pillards permirent de rétablir néanmoins un calme relatif. Cela était d’autant plus important pour les Français que l’occupation du dernier foyer de résistance dans le Fuuta Tooro était imminente.

Un extrait de mon ouvrage : « Les relations entre le Fuuta Tooro et l’émirat du Brakna (Moyenne vallée du Sénégal). Un terreau du colonialisme français. 1850-1903 ». (Editions l’Harmattan. Paris. Avril 2013. 302 pages. Pp. 209-215. 5ème partie/Chapitre 1er)



Dimanche 20 Avril 2014
Boolumbal Boolumbal
Lu 362 fois



Recherche


Inscription à la newsletter