La Mauritanie et ses présidents de 1958 à 2008 de Mohamed Lemine Ould El Haycen: Un essai manqué



La Mauritanie et ses présidents de 1958 à 2008 de Mohamed Lemine Ould El Haycen: Un essai manqué
Faut-il passer des heures à lire un livre et à en rendre compte au risque – qui m’a été représenté par plusieurs personnalités notoires ou gens de science éprouvée – de donner de l’importance à qui n’en aurait pas autrement ? Alors que chacun saura quoi en penser et corriger de lui-même ? J’ai deux raisons pour cet investissement. La première est qu’on ne sait jamais où peut aller une rumeur dans le désert qu’on a cherché à faire puis à maintenir depuis 1978, pour tenir lieu de mémoire et de fierté nationales mauritaniennes. La seconde est qu’il manque aux bonnes volontés quelques exercices méthodologiques quand elles cherchent à transformer ce désert en jardin luxuriant. Un roncier prolifère et endommage le peu de pelouses que la rigueur climatique a permis de créer. Ou bien avons-nous affaire parfois à une ruse démoniaque nous faisant croire au défrichage enfin mais ne substituant enfin au vide qu’un mélange où s’enchevêtrent le comestible et le poison ? Enfin, il ne faut pas juger d’un livre par son auteur, mais d’un auteur par son livre, si l’auteur importe. Ce dont les Mauritaniens sont déjà juges, me semble-t-il.

En revanche, lire un essai sur La Mauritanie et ses présidents de 1958 à 2008 (Panafrika – bp 16.658 Dakar-Fann www.edpanafrika.com – Silex / Nouvelles du Sud = achevé d’imprimer en Novembre 2009. 239 pages . Conclu le 22 Juillet 2009 soit à la publication des résultats de la récente élection présidentielle) ne peut que passionner un ami du pays, depuis quarante-cinq ans, et bien en retard dans ses projets de publications dont un abrégé d’une histoire réconciliée de la Mauritanie contemporaine 1903.2010. Comparer les méthodes et les résultats. Pour ma part, j’ai bénéficié des archives de la présidence de la République Islamique de Mauritanie et des anciens cercles (couvrant la période 1903 à 1975) et d’entretiens confiants avec le président Moktar Ould Daddah, ses principaux coéquipiers, sa femme Mariem qu’il admirait, puis ses successeurs putschistes sauf le colonel Maaouya Ould Sid’Ahmed Taya (impossible à joindre à Doha malgré mes efforts) et le général Mohamed Ould Abdel Aziz (qui ne répond toujours pas à mes demandes de le rencontrer). Ce que je publierai dans un proche avenir aura été, au préalable, relu par des correspondants internet que l’année putschiste m’a fait connaître ou retrouver, ou par d’éminents et fidèles amis autant qu’acteurs d’hier et de maintenant. En histoire politique surtout contemporaine, il y a les documents – source de rigueur et aussi de questions – et il y a la mémoire – témoignage mais aussi mesure d’un rayonnement quand il s’agit des personnes et alternatives d’interprétation quand il s’agit des faits.

Je lis donc plume en main M° Mohamed Lemine Ould El Haycen, que je crois n’avoir jamais rencontré. Je décide d’emblée de n’être indisposé ni par l’invraisemblable style ni par les diverses fautes à l’édition ni par les inconséquences de l’orthographe de plus en plus marquées à mesure de la rédaction, laissée manifestement telles quelles par l’auteur puis l’éditeur … fidèlement, je les conserve quand je cite l’auteur(1). Je suis seulement mené par mon avidité de connaître le jugement d’un Mauritanien sur d’autres Mauritaniens, puisque l’étude porte – non sur l’histoire d’un peuple face à ses paramètres permanents, à ses voisins, ses partenaires et aux circonstances, avec ou sans le secours de ses dirigeants – mais seulement sur ces derniers. J’espère ainsi continuer d’accompagner mes compatriotes d’adoption dans la remise à l’honneur et à la pratique, de leur legs national.


Les erreurs initiales sur le fond et pour les faits
Le propos est donc de présenter les présidents successifs, mais d’emblée, El Haycen commet deux erreurs. D’abord l’amalgame (p. 10) de « ces hommes simples mais exceptionnels qui avaient créé un Etat moderne fondé sur une superstructure morale et philosophique avec un balisage clair et transparent… ces hommes qui nous ont gouverné, civils et militaires ». Ensuite, et souvent dans tout son livre, une erreur sur la France et sa politique vis-à-vis de la Mauritanie : (pp. 9 & 10) il étudie la colonisation dans le contexte de l’après-seconde guerre mondiale, alors que les structures et les manières de l’administration dominante datent de bien avant. Ce qui le conduit à présenter (p. 11) : « les premiers dirigeants de la Mauritanie, tout en prenant le train en marche, car la création du pays était plus une initiative française que la leur à l’instar de tous les Etats africains ». Non ! L’initiative française – concernant la Mauritanie – était l’O.C.R.S. voire un Sahara français, ce qui dépeçait la Mauritanie d’une part et la dissociait des évolutions africaines en général vers l’autonomie et l’indépendance. Les fondateurs ont au contraire dévié le train puis fait tête à queue.
L’auteur commet la même erreur d’appréciation à propos du Sahara (p. 69) : « ceux qui l’avaient encouragé dans cette voie périlleuse étaient allés jusqu’au bout de leur limite permissible, comme la France qui avait lancé ses jaguars dans la bataille et avaient exposé du coup ses ressortissants expatriés travaillant dans les mines de fer du nord du pays à la vindicte du Polisario ». C’est tout le contraire, la France a trainé les pieds et Valéry Giscard d’Estaing a reçu les putschistes de 1978 dans les huit jours de leur coup : les enlèvements d’otages et l’impasse diplomatique n’étaient pas goûtés à Paris, surtout pendant une campagne pour le renouvellement de l’Assemblée nationale française.

La mise en scène des débuts mauritaniens est bâclée : (p. 14) Moktar Ould Daddah, au prénom mal orthographié, avec une persévérance qu’avait dénoncée une circulaire de l’intéressé dès l’été de 1957, n’apparaît d’abord qu’à propos des études de l’auteur et sans doute de la bourse qu’il avait obtenue. Pas du tout selon ses titres historiques. L’histoire est d’emblée mal documentée pour ses débuts (p. 15) : « la Mauritanie avait connu à partir de 1957, la mise en place de l’Etat Mauritanien avec des institutions chargées de préparer en collaboration avec la France l’indépendance du pays, qui sera proclamé le 28 novembre 1960 sous une tente, à Nouakchott, ville créée pour la circonstance ». Non ! … la Loi-cadre (23 juin 1956) et plus encore ses décrets d’application (4 Avril 1957) veulent au contraire, par l’autonomie de gestion, éviter l’indépendance. C’est le Conseil de gouvernement qui se réunit sous la tente (le Calame du 16 Juin 2009, chronique anniversaire du 12 Juin 1957), l’indépendance, elle, est proclamée dans le « hangar » qui servira à l’Assemblée nationale, puis au Centre de formation administrative future Ecole nationale d’administration, enfin aux Archives nationales. Et Moktar Ould Daddah est initialement vice-président du Conseil de gouvernement et non vice-Premier ministre, le Gouverneur français du Territoire, présidant le Conseil. Il n’est pas mis en orbite « une décennie auparavant » – s’il l’avait été, il eût été élu sans difficulté à la place de Souleymane Ould Cheikh Sidya pour la place restant libre dans les institutions parisiennes : membre de l’Assemblée de l’Union française, alors que Sidi El Moktar N’Diaye est le député du Territoire et Yvon Razac en est le sénateur. Sidiel n’est pas « débarqué », mais il démissionne de lui-même de la présidence de l’Assemblée nationale parce qu’il en désaccord avec la majorité de celle-ci optant pour le régime présidentiel(2), puis du Parti – mais il est réintégré en 1966 (Le Calame du 8 Avril 2008, chronique anniversaire du 5 Avril 1966) à un moment de péril pour l’unité nationale et consacré responsable politique de sa propre région pour le Parti. « Cette pratique d’éjection des compagnons » (p. 16) n’a jamais été celle de Moktar Ould Daddah.
Sidi El Moctar N’Diaye est présenté comme « le fondateur de la République » (chapitre III pp. 17 et ss). Non, il ne l’est pas. Politiquement et juridiquement, spirituellement, le fondateur est Moktar Ould Daddah suscitant à trois reprises le consensus : pour intégrer l’opposition précisément à Sidiel et au parti majoritaire, dans le gouvernement qu’il forme (le 20 Mai 1957) au lendemain d’élections triomphales (30 Mars 1957), puis pour faire adopter, au congrès d’Aleg, un programme indépendantiste, et enfin pour adopter la position mauritanienne au referendum sur la Communauté franco-africaine. Mais le mérite de l’ancien député du Territoire à l’Assemblée métropolitaine, qui demeure le président de l’Assemblée locale, reste immense : il calme le jeu après la mandature de Horma Ould Babana, il cautionne et protège, vis-à-vis de certains de ses compatriotes et vis-à-vis des Français, Moktar Ould Daddah à ses débuts. Surtout, il ne fait jamais sécession ou œuvre explicitement hostile au contraire d’autres proches des premières heures.

Erreur aussi psychologique que factuelle d’El Haycen, même s’il laisse sentir sa proximité avec Sidi El Moktar N’Diaye et une sympathique estime pour le grand parlementaire. L’Union Progressiste Mauritanienne (p. 18) est fondée en Février 1948 (Le Calame du 12 Février 2008, chronique anniversaire des 16-20 Février 1948) par l’ensemble des notables excédés par le vibrillonnisme d’Horma Ould Babana, voire par son nationalisme ; pas du tout une machine pour le député prétendument fondée en 1950 à la veille de l’élection à l’Assemblée nationale. Sidiel est porté par ces notables et par l’administration au scrutin du 16 Juin 1951. Quoique se référant parfois aux mémoires de Moktar Ould Daddah (3), El Haycen se trompe pour le choix du drapeau (p. 18) : Sidiel n’est pas l’auteur du drapeau, il n’y participe même pas, mais un comité informel réunissant autour de Moktar Ould Daddah, Ely Ould Allaf, Ahmed Bezaïd Ould Ahme Miske et Mohameden Ould Babah(4).
Ces erreurs commises, l’auteur entreprend de donner son appréciation de chacun des chefs d’Etat successifs – avec ou sans guillemets, mais il n’a pas une manière uniforme pour les présenter. Le portrait de Moktar Ould Daddah est donné directement ou occasionnellement dans tout le livre. Celui de son tombeur est elliptique(5) et ceux des colonels Mohamed Khouna Ould Haïdalla et Maaouya Ould Sid’Ahmed Taya sont éludés. Le premier est étudié selon son bilan, le second selon ses responsabilités dans la succession des drames ponctuant son long règne, et surtout dans sa manière de gouverner avec toutes les conséquences pour ce pays.

Je reconnais volontiers qu’à défaut de méthode et d’information, et bien qu’il ne sache pas, pour présenter un personnage, distinguer en psychologie, explication et bilan, El Haycen a souvent des intuitions justes. Mais elles sont encore plus souvent gâchées soit par des contre-sens, soit par des lacunes faussant les perspectives, soit par des monstruosités : celles-ci voulues ?


Moktar Ould Daddah . 1957 - 1978
Ainsi, discerne-t-il que Moktar Ould Daddah a su « créer dans l’esprit des mauritaniens, après beaucoup d’efforts et d’imagination un discours cohérent et rénovateur, mélange subtil entre l’islam, la rationalité cartésienne de source occidentale puisée dans sa formation de juriste dans les universités françaises et le pragmatisme teinté de mysticisme oriental et des influences du nomadisme saharien, apanage de sa société traditionnelle basée sur les segments contemporains du compromis, de l’entente et de la solidarité. » (p . 30 ) Ainsi, retient-il que – non le fondateur, il ne reconnaît pas ce titre de Moktar Ould Daddah – mais « le bâtisseur de la République » (chapitre IV pp. 29 et ss) – « avait su en véritable entraineur d’équipe choisir des hommes remarquables, cultivés, honnêtes et patriotes, qui avaient impulsé avec lui la Mauritanie à un niveau désormais incompressible d’existence et de respectabilité, qui avait résisté stoïquement aux coups répétés des régimes militaires essentiellement rétrogrades et contre-performants pendant des décennies, immunisant le socle du pays contre les érosions de la médiocrité, les inepties de l’insuffisance et les fantasmes de l’irresponsabilité » (p. 33). Le premier président : « un homme humble et aimable ». Ainsi même, lui accorde-t-il des points décisifs (p. 40) : « le Président Moctar initia une voie intermédiaire judicieusement conçue entre le refus de la soumission humiliante voire dégradante pour le pays et le rejet de la confrontation frontale, violente et destructive qui lui avait réussi merveilleusement ». Moktar Ould Daddah (p. 39) n’est donc pas mal caractérisé : « politicien et diplomate chevronné, qui se retrouve très à l’aise avec ses pairs étrangers non pas seulement africains et arabes dont il se démarque souvent par sa personnalité débordante de dynamisme et de vitalité, sa vaste culture, mélange de tradition et de modernité, ses origines maraboutiques y contribuant certainement de manière substantielle ». Ainsi, comprend-il bien certains des atouts initiaux du fondateur (p. 21) : « ce puzzle d’expériences de Mctar, agrège forcément une connaissance multiforme et sereine du pays, de ses hommes et de leurs traditions, tant la somme numérisée de ce vécu lui offrira l’éclairage et la traçabilité nécessaires aux prises de décisions adéquates dans un environnement parfois d’une extrême délicatesse, sinon souvent hostile ». Il conclut même – et positivement – par le point qui sans doute importait le plus à Moktar Ould Daddah (p . 110) : « il était arrivé dans la pratique à convaincre les mauritaniens qu’un ministre est d’abord nommé pour servir la République et ses citoyens et non une tribu ou une ethnie, avec leur faisceau de relations complexes, rétrogrades ».

Mais El Haycen ne parvient pourtant pas à dire l’exceptionnalité de Moktar Ould Daddah dans l’histoire contemporaine, il ne l’admet pas et il commet deux contre-sens. Le premier porte sur la pratique constitutionnelle de Moktar Ould Daddah, en grande partie parce que – paradoxalement – ce juriste étudie plus minutieusement les chartes militaires que les Constitutions de 1959 et de 1961 et surtout qu’il ignore totalement le Parti du Peuple et son fonctionnement interne, si évolutif, et sa fonction de consensus et d’intégration constante des oppositions. « Ce que je regrette profondément, c’est que le Président Moctar après avoir pris le pouvoir en Mauritanie avec le soutien massif de Sidel Moktar qu’il avait mis en orbite auparavant, s’est retourné brutalement, une fois son pouvoir consolidé contre lui en l’éliminant de la présidence de l’Assemblée Nationale par un stratagème simpliste qui consistait à faire signer aux députés une démission en blanc au préalable, ce qui les fragiliseraient en leur enlevant leurs libertés d’expression et d’actions et ferait perdre au Parlement ses prérogatives pour devenir une simple chambre d’enregistrement du pouvoir exécutif. Cette pratique anti-démocratique sera fatale pour l’avenir politique de la Mauritanie » (pp. 22-23).
Il ne dit pas la gestation de l’unicité de parti, qui a été consensuelle, pas non plus les évolutions internes dans la vie du Parti du Peuple mauritanien, pas davantage le fonctionnement des congrès aux niveaux de la nation et des régions, ni, pour ce qui est du contrôle et du débat parlementaire, ce qu’il se passa d’un bout à l’autre de la période fondatrice en groupe parlementaire. L’évoquant de ce point de vue tronqué, il ne comprend donc pas du tout la question du Sahara, du strict point de vue du fonctionnement des institutions : « le rôle du Parlement sous le régime du Président Moctar a été anéanti et probablement son existence aurait épargné au pays des secousses inutiles comme l’aventure du Sahara » (p. 62) et il reprend même (p. 68) l’argument du procès de Rosso, celui d’un viol de l’article 44 de la Constitution de 1961, faisant condamner Moktar Ould Daddah, par contumace, aux travaux forcés à perpétuité. « Hier comme aujourd’hui, beaucoup de personnes d’horizon divers s’interrogent sur les véritables motivations et les raisons réelles de l’engagement du Président Moctar au Sahara, une énigme non éclaircie jusqu’à nos jours ». Insinuer qu’un referendum en Mauritanie sur le rattachement ou pas de tout ou partie du Sahara administré par l’Espagne aurait permis d’éviter la guerre, c’est ne pas connaître les circonstances dans lesquelles celle-ci a été imposée au pays et à son chef, c’est ne pas se souvenir des unanimités parlementaires après l’accord de Madrid, c’est n’avoir pas la moindre idée de la tonalité des réunions de cadres et de militants en 1974, qui entendirent et discutèrent les compte-rendus présentés sur la question par le secrétaire général du Parti.

Ne comprenant ni le fonctionnement des institutions, ni la question particulière du Sahara, El Haycen doit trouver quelque chose. Une affirmation – pas même une interrogation, qui, à elle seule, détruit toute prétention scientifique et fait douter de sa bonne foi : « ainsi, le président Moctar marqué par l’usure du pouvoir de 20 ans entre 1958 et 1978, auquel il faut adjoindre le poids de l’âge qui provoque une décroissance des aptitudes et un ramollissement des facultés, n’était pas dans le meilleur de ses états, pour optimiser ses décisions surtout quand il s’agissait des équations conflictuelles avec des variables inconnues ou irréductibles, qui ont échappé à sa détermination et à son contrôle au départ » (p. 69)

Les Mauritaniens, anciens ministres, anciens collaborateurs, anciens militants, ainsi que tous les témoins oculaires, les pairs survivants en France et dans le monde attestent du contraire. Mais il y a aussi le simple bon sens qui semble avoir fait défaut à l’auteur, en l’occurrence.
-Portant en bonne partie le poids psychologique d’une guerre imposée et qu’il avait été impossible de prévoir, le Président était naturellement fatigué, qui ne l’aurait été ? Mais seulement dans les derniers jours de Juin. Il y a eu de 1975 à 1978 assez de congrès du Parti et de réunions du Conseil national pour qu’un moindre affaiblissement de la forme physique et surtout intellectuelle du Secrétaire général du Parti, eût été remarqué aussitôt par les participants et relevé par la presse internationale, notamment Le Monde, jamais tendre pour Moktar Ould Daddah. Témoignage que j’ai enregistré : ses deux derniers ministres de la Défense parlant ensemble avec moi en Juillet 2001 sur les circonstances et les causes du putsch de 1978 – Mohameden Ould Babbah et Abdallahi Ould Bah, ce dernier étant médecin généraliste – détaillent la présence politique, intellectuelle et physique du Président. Bien évidemment, pas le moindre handicap psychologique ou neurologique ;
– si le Président avait été dans l’état prétendu par l’essayiste, comment expliquer qu’il rédige de sa main, sans archives, le premier jet de ses mémoires à partir de 1983 : « une décroissance des aptitudes et un ramollissement des facultés » encore plus grands cinq ans après 1978 l’en auraient rendu incapable. Nous avons passé – magnétophone tournant – une semaine en Décembre 1979 à l’hôpital de sa convalescence à Toulon, plusieurs heures par jour. Sans aucune chronologie ou dates sous les yeux, Moktar Ould Daddah m’a donné ses pré-mémoires, lumineux de dialectique et de présence ;
– s’il est vrai qu’à partir de 2000, une maladie de type parkinson rendait sa marche pénible et son élocution – qu’il a toujours eu lente et méditée – encore plus lente, en revanche la présence d’esprit, la netteté intellectuelle et le courage moral étaient intacts : les enregistrements et mes notes sur quarante ans montrent qu’il n’y a pas eu de faiblissement. Tandis que nous relisions à trois, Mariem, le Président et moi, son texte initial distribué en chapitres (c’est là toute ma contribution), je passais une heure ou deux après le dîner avec le Président pour compléter verbalement des lacunes dans le texte écrit (ainsi le chapitre sur les décisions révolutionnaires ou le chapitre sur l’économie), et nous faisions ensemble les notes de bas de page. Qui des « successeurs » du fondateur a écrit des mémoires de sa main – le manuscrit détenu par la Fondation en constitue la preuve, ratures comprises – et lequel a fortiori y aurait travaillé jusqu’à quatre-vingt-quatre ans ?
– le régime du Parti unique de l’Etat et le tempérament du Président imposaient de multiples réunions en Bureau politique national, en Comité permanent, en Conseil des ministres : pas un témoignage selon lequel Moktar Ould Daddah aurait faibli à la dernière époque. Jusqu’en 1974, les tournées de prises de contact le montraient, épuisant tout le monde, collaborateurs ou militants, en réunion de cadres du soir à l’aurore. J’en ai suivi, et précisément sur le Sahara ;
– les décisions qui seraient le fruit d’un délabrement mental du Président sont précisément celles qui font référence : la monnaie, la révision des accords avec l’ancienne métropole, la nationalisation de Miferma. Un malade aurait-il pu les imposer ? Ou plutôt en convaincre et en faire délibérer positivement tant de collaborateurs, de responsables, de militant ?
– si le Président avait été si diminué comment aurait-il tenu face à Boumedienne à Béchar, et n’aurait-il pas – aspirant au repos commandé par son prétendument lamentable état de santé – cédé et tout cédé à l’Algérie, à la France, au Maroc ?

El Haycen manque donc son essai, en ne saisissant pas ce qu’est le legs de Moktar Ould Daddah et en quoi étudier la personnalité et l’œuvre de ce dernier est forcément une étude différente, par nature, de celle de tous les autres, présidents avec ou sans le titre, se succédant à sa suite. Il le manque aussi en ne sachant pas décider entre la responsabilité du peuple ou la responsabilité de son dirigeant du moment ou de l’époque (p. 38). Il sait dire « ces valeurs que nous avons perdu aujourd’hui, étaient hier l’honnêteté intellectuelle, l’intégrité morale, le patriotisme, le respect de l’autre, qui devaient dominer la perception de chacun d’entre nous et sa conduite… bref, un effort sur soi et pour tous » (p. 39) mais il refuse d’en affirmer l’origine historique moderne. Sans doute parce qu’il commence d’écrire son livre en 2005-2006 à la chute de Maaouya Ould Sid’Ahmed Taya(6), il sait dire que « c’est l’anti-Moctar qui s’était installé dans le pouvoir et dans la durée, sécrétant des clichés, des habitudes, des comportements pernieux, que nul le pouvait imaginer il y a 3 décennies dans notre pays, mais qui devenait une réalité incontournable qu’on devait subir au quotidien dans notre vie et qui avaient façonné une certaine Mauritanie ou nos raisons et nos sentiments ne pouvaient pas se retrouver ou coexister en harmonie » ( p. 71) Mais il ne connaît pas Moktar Ould Daddah, à qui il prête un comportement personnel tortueux, « Moctar utilisant avec bienveillance et sans parcimonie le carnet d’adresses fourni de Sidi El Moktar entre autres le contact avec Maître Boissier-Palun pour effectuer un stage d’avocat dans son cabinet à Dakar … c’était non seulement un éminent juriste mais il se doublait d’un homme politique qui pouvait rendre de précieux services à l’occasion car il en était en même temps président du Grand Conseil de l’Afrique Occidentale Française … ce panel de futurs états indépendants sera par la suite une ossature sur laquelle le Président Moctar tissera avec beaucoup de doigté une toile d’araignée ou se construira une connexion tentaculaire à géométrie variable entre les articulations des Etats et les complicités des pouvoirs traditionnels et religieux dans la sous-région de l’Afrique de l’Ouest » (p. 27)

Ayant ainsi traité, souvent avec désinvolture, la période fondatrice – sans la caractériser comme telle – l’auteur paraît davantage doué pour une analyse du tempérament national avec des formulations et des intuitions justes – mais abstraites – que pour la rigueur d’une étude historique.

Les périodes suivantes présentent certes moins de contre-sens ou de contre-vérités explicites, mais elles font l’impasse sur des points historiquement si décisifs qu’ils constituent cette mémoire qu’El Haycen voudrait aider.

(Suite dans le prochain numéro avec les présidents qui se sont succédé de 1978 à 2008)


Notes

(1)- premières lignes de l’introduction, soit p. 7
Ce travail qui enregistre un survol succinct… cette modestie duquel je m’excuse résulte objectivement de la limitation de l’effort investi dans l’écriture de ce livre qui fauche les limites de la romance autobiographique, fruit essentiellement du recours intensif à ma mémoire, dont es racines de ses sources s’abreuvent et s’enchevêtrent dans mon imaginaire ou s’accumule informations et évènements dont j’étais un témoin oculaire sur plus de quarante ans. J’ai voulu sans recourir aux archives ni aux aides mémoires, ce qui est peu excusable, restituer dans cette chronologie le film des événements majeurs qui avaient ponctué les activité des présidents successifs de la Mauritanie de 1958 à 2008 soit la moitié d’un siècle, qui avait vu naître le pays dont le destin avait été inégalement assumé par des hommes dont les historiens se chargeront d’établir sans complaisance leurs bilans et leurs places respectifs dans l’histoire du pays en fonction de leurs contributions et de leurs mérites. Ce témoignage d’une époque agitée parfois conflictuelle mais toujours passionnante, je l’avais pensé serein, conçu objectif et réalisé avec espoir de lâcher un faisceau de lumière sur un volet non écrit de notre histoire contemporaine, victime de négligence de notre classe politique, de l’indifférence de nos intellectuels et qui risque de sombrer dans les abysses de l’oubli
et dernières lignes, soit p. 8
je pense que ce livre apportera une contribution substantielle sous forme d’un condensé d’information, suscitant de réflexions dans le débat politique contemporain et ses contradictions multiples… mais aussi répertorie pour demain un pan essentiel de notre mémoire collective dont la déperdition constitue un handicap majeur et une perte irremplaçable pour les générations futures.

(2) - la chronologie est la suivante : le 28 Février 1961, le groupe parlementaire du Parti du regroupement mauritanien qui a remporté la totalité des sièges aux élections du Mai 1959, opte pour un régime présidentiel par 17 voix contre 4 et 9 abstentions, et il est prévu que l'Assemblée actuelle restera en fonction jusqu'à la fin de son mandat tel qu'initialement prévu. Le 15 Mars, la démission de Sidi el Moktar N'Diaye de ses fonctions de Président de l'Assemblée nationale est confirmée, mais les députés refusent de l'accepter. Ce n’est que le 2 Mai, qu’à l'unanimité des 29 présents, est élu Hamoud Ould Ahmedou comme Président de l'Assemblée nationale en remplacement de Sidiel, dont la démission a été de fait acceptée finalement.

(3)- La Mauritanie contre vents et marées éd. Karthala . Octobre 2003 . 669 pages – disponible en arabe et en français

(4) - Moktar Ould Daddah, mémoires op. cit. p. 188

(5)- « sans frasque ni tintamarre, avec toute la simplicité, la dignité et l’amabilité qui sont propre au guerrier bien né, sans privilège, ni faveur, ni richesse, ni tuer, bref, une conscience tranquille et sans résignation » (p. 92) « le plus civil et le plus démocrate des militaires » (p. 80)

(6)- ce manuscrit avait été rédigé avant les négociations au Sénégal entre d’une part le F.N.D.D., l’U.F.D. et le pouvoir du général Mohamed Abel Aziz (p. 224)

Source: Calame

Mercredi 17 Mars 2010
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