Maître Sidi El Mokhtar Ould Sidi, professeur de droit privé et avocat : «Le risque est grand de voir l'argent de la drogue irriguer les banques nationales»

Une conférence internationale de "haut niveau", comme on aime aisément s'en gargariser, sur la transparence et le développement durable, vient de se clore cette semaine à Nouakchott. Dans le même temps l'opacité dans le domaine bancaire demeure, et les crimes financiers toujours autant tolérés par l'état mauritanien. C'est dans ce contexte que maître Sidi El Mokhtar Ould Sidi, professeur de droit privé, et avocat, appelle à un sursaut des autorités, avant le "pire", avec des soupçons de plus en plus crédibles de blanchiment d'argent sale, notamment lié à la drogue. Entretien exclusif, sans tabou, avec un spécialiste de la question du juridique dans l'économique.



Où en est la législation sur le phénomène du Shipéco ?

Le phénomène du Shipéco est toujours là, mais ce sont aux autorités monétaires de faire les premiers pas, une première réflexion pour impulser le législatif. Monétairement, le Shipéco est un système bancaire parallèle qui s'est créé en concurrence au système bancaire officiel. La BCM et les banques primaires doivent s'intéresser à ce phénomène qui menace en permanence la stabilité financière du pays.

C'est un changement foncier qui engage les valeurs musulmanes de notre société : qui dit shipéco, dit Ribat par excellence. Il y a une tolérance des autorités vis-à-vis de la délinquance financière en général. Cette impunité des délinquants en boubous blancs a été érigée en règle politique on peut dire, au moins résulte d'une volonté étatique. On permet au privé de transgresser des règles fondamentales de droit, comme on permet encore à l'état même de violer ces règles. Or ces règles constituent ce qu'on appelle en droit et en économie, «l'ordre public économique de direction».

Dans les pays du monde entier, on ne transige pas sur ces règles qui fondent la crédibilité et la pérennité d'un système économique; et c'est le pénal qui doit intervenir en cas de violation, pour y mettre fin par de lourdes et décourageantes sanctions. Malheureusement en Mauritanie, et à la mauritanienne, le droit n'est pas une fin en soi, n'a aucune valeur. Ce n'est qu'un moyen utilisé par l'autorité en place pour exprimer ses besoins primitifs. En d'autres termes, il est immoral d'incriminer ce phénomène du Shipéco, et laisser la BCM à l'abri de toutes accusations.

C'est-à-dire?

Depuis sa création en 1973, jusqu'à aujourd'hui, la BCM fonctionne légalement en dehors de toute légitimité. C'est une banque créée pour imposer et protéger la transparence du secteur bancaire, tout en garantissant une certaine légitimité en matière monétaire. Mais la banque centrale de Mauritanie n'a plus, depuis 1983, le droit comme écran pour sa protection. Je m'explique : tout ce qu'on appelle les politiques monétaires, de change, qui sont les piliers du système bancaire, sont régies par les instructions du gouverneur de la BCM.

Or depuis 1983, celles-ci n'ont jamais été publiées au Journal Officiel ! Donc, on ne peut pas parler de transparence du système financier et bancaire en Mauritanie. Moralement, nous ne sommes pas dans une posture où on peut punir le blanchiment d'argent, car c'est la BCM qui, à un premier degré, pratique le blanchiment d'argent.

Une vingtaine de banques enregistrées par la banque centrale de Mauritanie (BCM). Parmi elles, une bonne dizaine ont émergé durant ces sept dernières années. Quels sont les ressorts d'une telle explosion du secteur bancaire, quand le taux de bancarisation mauritanien, et son évolution, sont parmi les plus bas d'Afrique?

Qui dit système monétaire et économique, dit d'abord système politique, particulièrement dans nos pays «en développement». Il y a un mariage solennel entre le politique et l'économique. Cela existe dans la plupart des pays du monde, mais en Mauritanie c'est vulgaire, ça saute aux yeux ! Et avec chaque changement de régime, à travers les coups d'état essentiellement, de nouvelles banques arrivent, qui représentent la ou les tribus dont sont issus les nouveaux hommes forts du pouvoir.

L'avènement de Maouiya a apporté son lot de nouvelles banques, et c'est le même ressort que l'on constate avec l'avènement d'Aziz. De ce fait, les agréments sont attribués à n'importe qui : à des instituteurs, des illettrés, à des escrocs avérés et reconnus, même à un soldat retraité. Toutes les décisions qui ont permis la distribution de ces agréments, ont été prises sans connaître un motif réel économique. Ensuite, c'est pour toujours rendre service aux services politiques. C'est important dans cet intérêt politique, durant des campagnes par exemple, d'avoir des donateurs. Et une banque nouvellement créée est toujours reconnaissante vis-à-vis du régime politique qui a permis son existence, souvent injustifiée.

Effectivement, le taux de bancarisation est tellement faible en Mauritanie, que l'existence de tant de banques est injustifiable économiquement.

Le soupçon crédible de blanchiment d'argent n'est pas loin...

Avant tout, est-on sérieux vis-à-vis de nos interlocuteurs internationaux? Est-on réellement ferme dans la lutte contre le blanchiment d'argent, et le financement du terrorisme, si on accepte de donner des agréments à n'importe qui ? Ces gens ne maîtrisent même pas une boutique à plus forte raison une banque ! En ce sens, et je pèse mes mots, le système bancaire mauritanien fait peser un grand risque sur le système bancaire mondial, tant sur le plan pratique, que sur celui de la conception.

On peut donner l'exemple de la loi de 2007 sur les établissements bancaires : c'est une loi faite à l'époque de la transition, et qui ne distingue pas du tout clairement, le rôle d'une banque et d'un établissement de crédit. Et ça a créé beaucoup de problèmes, en tout cas pour les juristes et les magistrats, ainsi que les gens de l'administration.

Dernièrement, on a eu un juriste présumé spécialiste, Sid'Ahmed Raiss, à la tête de la BCM. Malheureusement la situation n'a pas changé : pas de contrôle, toujours une courtoisie déplacée vis-à-vis des banques, pas de transparence. Du coup, les banques, avec les changements issus de la loi sur les créances bancaires, se placent au-dessus de l'état, et créent un risque d'instabilité pour les système politique et économique.

La justice mauritanienne est sur le banc des accusés, pour sa partialité, concernant notamment les investisseurs étrangers. De votre point de vue, quelles observations en faites-vous ?

On a toujours voulu que les investisseurs viennent en Mauritanie. Demeure le problème épineux et grave, de la partialité de la justice. Mais ce n'est pas seulement la justice; l'exécutif est concerné au premier chef ! Le président de la République, tout en donnant des garanties aux investisseurs étrangers, entre autres en créant la zone franche de Nouadhibou, parallèlement, par le biais de son ministère de la justice, à travers ses procureurs notamment qui sont ses représentants, a toujours refusé l'exécution des jugements rendus contre les banques locales en faveur des étrangers ! Si vous êtes un étranger en Mauritanie, vous êtes un justiciable de deuxième ou même troisième degré; on ne peut pas parler d'une neutralité de la justice, que ce soit au niveau de la justice proprement dite, ou à celui de l'action gracieuse, c'est-à-dire au stade de l'exécution. A ce moment, si vous avez des liens tribaux ou politiques avec le ministre de la justice, ou avec des puissants du gouvernement, la justice penche automatiquement en votre faveur.

Par exemple, un modèle-type qui revient souvent, pour éviter les noms et l'actualité à ce sujet : il y a actuellement un jugement en faveur d'une société espagnole, contre une banque mauritanienne sur un montant dérisoire d'un peu plus de 100.000 Euros ; un jugement rendu par la chambre réunie de la cour suprême, la plus haute formation judiciaire de la Mauritanie. En même temps, le procureur général, comme celui de la République, refuse l'exécution de ce jugement. Pourquoi ? Parce que c'est contre une banque nationale. Evidemment j'ai déjà écrit au ministre de la justice, au procureur général, en y liant les documents tangibles liés à cette affaire. Aucune réaction à aujourd'hui. La banque impliquée pourrait, et devrait être exclue du système SWIFT.

Après cela que dire aux investisseurs, si ce n'est d'être méfiant et de prendre leurs précautions en ne se fiant pas à la justice mauritanienne. L'ambassadeur d'Espagne en personne est venu au procureur pour lui demander l'exécution d'un jugement rendu par les juges mauritaniens. Le procureur général, présumé premier responsable pour l'exécution d'un jugement, lui a recommandé franchement de demander plutôt une intervention au niveau du gouvernement ! C'est un aveu clair, net et sans détours, du défaut total d'indépendance du judiciaire.

En Mauritanie, on en est à l'Antiquité, quand Aristote disait que «la piraterie vis-à-vis de l'étranger est un acte de noblesse». La piraterie, le mensonge, l'injustice vis-à-vis de l'étranger est perçu comme un acte de noblesse. Une déformation de ses propres travers pour justifier l'injustifiable. Et on prétend ensuite être des musulmans.

Quelle analyse faites-vous de la situation du système des affaires aujourd'hui en Mauritanie ?

On ne peut pas parler «d'ordre» ou de «système» dans ce pays, ni par rapport à la justice ou aux banques. Le chaos règne. Par exemple au niveau judiciaire, en principe, les chambres réunies de la cour suprême sont les formations les plus hautes de la hiérarchie judiciaire. Mais on constate qu'avec les récurents et injustes refus d'exécution des jugements, le procureur de la République, qui est un magistrat au rang le plus inférieur, a toujours le dernier mot : cela veut dire que le juge qui a réellement le pouvoir, la force décisionnaire en matière de justice, est le procureur de la République. Une aberration !

Ainsi en réalité, les juges suprêmes ne valent rien ici ! Ils ne font qu'un travail platonien. La cour suprême mauritanienne est minimisée, humiliée, par le ministère même de la justice. Vous voyez donc qu'on ne peut pas parler de «système» ou «d'ordre» ; ces mots sous-entendent qu'il y a une hiérarchie avec chacune ses prérogatives propres. Ces mots ont un poids et des effets, juridiques, moraux, économiques. Si on dit «système bancaire», on parle d'organisation et de transparence, avec un juge : la BCM. Et tu ne peux pas être juge, en étant toi-même dans une hypothèse de non-droit. Même au niveau juridique, les textes n'ont pas réellement de valeur ; seule la force prime. La BNP qui tenait à garder son entière déontologie est partie, du fait de ce désordre, la Société Générale s'est adaptée à la réalité mauritanienne.

Dans un câble publié par Wikileaks, l'ancien ambassadeur américain, Mark Boulware, en 2009, annonçait la «hausse importantre» du trafic de drogue en Mauritanie. Et un rapport du FBI de l'an passé, classe la Mauritanie comme «zone de transit de drogues, la plus importante de toute l'Afrique de l'ouest». Peut-on avoir des craintes crédibles, par rapport à ce système chaotique que vous décrivez, de voir certaines de ces structures bancaires/financières, servir à blanchir l'argent de cette drogue qui irrigue le circuit économique mauritanien ?

(Soupirs). C'est une question très sérieuse et d'actualité. Vous constaterez qu'il y a un aspect social crucial : les banques actuelles représentent des tribus, représentent un pouvoir politique en place; on est déjà loin de la transparence financière. En soi, ce sont déjà des délits extrêmement graves. A l'époque de Maouiya, son propre frère, Ahmed Ould Taya, a créé la GBM, une des plus grandes banques du pays aujourd'hui. Avec les banques nouvellement créées, on peut trouver les traces des apprentis du président actuel de la Mauritanie. On ne peut pas respecter les résolutions du G7 (lutte contre le blanchiment d'argent, le financement du terrorisme, transparence, alternance pacifique en politique, toutes formes de malversations financières – ndlr), avec un système de ce genre, totalement opaque !

Donc le risque est grand de voir l'argent de la drogue irriguer les banques nationales. Et même je peux vous dire en tant qu'avocat, intéressé par le droit privé, que ce sont les gouvernements mauritaniens qui ont voulu les commerçants de drogue à l'abri de toutes poursuites judiciaires. Ils n'ont pas voulu que la première loi de 2003 sur la drogue, modifiée en 2007, qui sanctionne le transport et la commercialisation de la drogue, soit appliquée. Ces lois ont été suspendues, par la volonté des autorités. On dit à l'article 1er, que pour l'application de cette loi, un décret est attendu, qui organisera le cadre d'application justement ! Et bien sûr on n'a jamais vu l'ombre d'un décret émerger. Ça veut dire qu'on laisse les vrais bonnets de la drogue ici à l'abri de toutes sanctions.

De plus, la loi dit, que les poursuites et les sanctions sont en conformité avec la convention de l'opium, signée en 1912, sur la commercialisation de la drogue. Or la Mauritanie n'a jamais ratifié cette convention ! De ce fait, la loi même sur le trafic de drogue n'est pas réellement applicable, car elle fait référence à une convention non-ratifiée par notre état.

Donc c'est l'état mauritanien qui a toujours voulu que le pays reste un paradis pour les trafiquants de drogue, et les blanchisseurs d'argent sale lié à ce commerce. Dans ces dossiers de la drogue, on trouve toujours de la politique. Dans le fameux dossier de l'avion de Nouadhibou, il y a Ould Haidallah le fils d'un ancien président. Dans un autre dossier, où j'étais moi-même avocat défenseur, il y a Ould Taya. La drogue donc à mon sens, a toujours été liée à la politique dans ce pays, et représente une grave menace pour la stabilité politique et sociale du pays.

Qu'aimeriez-vous dire aux autorités?

Il est temps d'imposer et respecter un minimum de règles bancaires et juridiques, dans l'intérêt de tout le monde : des présidents et leurs cours de passage, et des trois millions de mauritaniens pris en otage par ce chaos juridico-économique. Nous sommes à peine trois millions; avec un minimum de compétences, et beaucoup de rigueur morale, d'honnêteté, qui manquent cruellement à ce pays, on peut faire quelque chose de juste de ce pays.

Et je m'adresse surtout à l'actuel président de la République : il ne créera pas la différence par rapport à Mouiya Ould Sid'Ahmed Taya, s'il gère le pays, avec la même méthodologie. Ce qui est malheureusement le cas jusqu'à aujourd'hui.

Source: http://www.mozaikrim.com [

Samedi 24 Janvier 2015
Boolumbal Boolumbal
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