DEVOIR DE MÉMOIRE: La mort de Bâ Alassane Oumar «Ce sera le 26... » ou le début de la série noire"



DEVOIR DE MÉMOIRE: La mort de Bâ Alassane Oumar «Ce sera le 26... » ou le début de la série noire"
DEVOIR DE MÉMOIRE: La mort de Bâ Alassane Oumar «Ce sera le 26... » ou le début de la série noire"

La mort de Bâ Alassane Oumar


«Ce sera le 26... » ou le débutde la série noire Par BOYE ALASSANEHAROUNA-Auteur de "J´étais à Oualata "


«Le béribéri avait littéralement investi notre dortoir. Presquetous les détenus en présentaient les signes. Une quinzaine en était gravementvictime. Incapables du moindre effort, ceux-ci étaient cloués sur place.Défigurés par le gonflement pour certains, par la maigreur pour d'autres, tousétaient presque méconnaissables. Sans assistance, ils étaient incapables de semouvoir. Pour se déplacer, y compris pour aller aux W-C, il leur fallaits'appuyer sur l'épaule de l'un de leurs camarades. Parfois, en raison de lafaiblesse extrême des malades, il fallait s'y mettre à deux pour les assister.Le détenu avait beau être malade au point d'en être paralysé, son état, fût-ilmanifestement critique, il n'était jamais acquis d'avance qu'il fût transférépar les geôliers, comme nous le verrons avec la mort de Bâ Abdoul Ghoudouss.
Par rapport à notre régime carcéral, aucune lueur de changementn'était visible à l'horizon. L'alimentation demeurait la même au plan quantitéet qualité. Le «Gnankata» de plus en plus exécrable était toujours là. Lessoins n'existaient toujours pas. Malgré tout, les travaux étaient maintenus. Lebéribéri et autres maladies qui rongeaient les détenus, les malades dont lenombre augmentait sans cesse, l'inexistence de médicaments, tout ceci semblaitêtre la dernière des préoccupations de nos geôliers. Dans de telles conditions,à moins d'un miracle peu probable, il devenait de plus en plus clair que lamort n'allait plus tarder à frapper. Il fallait, pour ne pas percevoir unetelle perspective morbide, être aveuglé par de folles espérances. En réalité,pour beaucoup d'entre nous, la question de savoir s'il y aurait des morts ne seposait plus. Elle était dépassée. Il s'agissait présentement de savoir quand etcombien de morts il y aurait au bout de l'épreuve ? Mais s'il est vrai que pourbon nombre d'entre nous, nos conditions de détention suggéraient de tellesquestions, nous étions loin de penser que huit mois et seize jours après notrearrivée dans le fort de Oualata, nous serions frappés, dans l'espace d'un moisseulement, par plusieurs deuils. Cela commença le 26 août 1988. Ce jour, à 16heures5, Bâ Alassane Oumar rendit l'âme.
L'homme était naturellement agréable, sympathique et plein denoblesse.. Il était de cette espèce humaine, capable d'entretenir de bonsrapports avec des personnes aussi variées qu'antinomiques. Qu'on soitchaleureux, expansif, taciturne ou volubile, courtois ou vulgaire, patient ouirascible, on trouvait toujours auprès de Bâ Alassane Oumar compréhension,douceur et agréable compagnie. Ainsi il vécut en liberté. Ainsi il vécut endétention. La prison, malgré ses rigueurs, ses privations, n'y changea rien. Ils'éteignit comme il vécut : avec douceur et noblesse.
Comme beaucoup de détenus, l'adjudant-chef Bâ Alassane Oumar avait fait uneméchante diarrhée à Jreïda. Cependant la sienne avait refusé de le lâcher. Ilen avait beaucoup dépéri. Il traînera cette diarrhée avec lui jusqu'aufort-mouroir de Oualata. Là où le «bien-portant» se consumait inexorablement,que pouvait devenir l'organisme déjà si fébrile de Bâ Alassane Oumar ? À cettediarrhée qui le pressait étaient venus s'ajouter le béribéri et sans douted'autres maladies. Il maigrissait de jour en jour. Son état était tel que, dèsle début, nous l'exemptâmes de tous les travaux. Mais pour qu'il recouvrât sasanté et qu'il retrouvât ses forces, il lui fallait des soins appropriés etsuivis. Ils ne lui furent pas donnés. Il lui fallait une alimentation saine.Elle ne lui fut jamais donnée malgré nos demandes répétées. Pour résister aumal qui le rongeait, ne pas se laisser abattre par lui, Bâ Alassane Oumarn'avait que son courage moral. Quand sa douleur se faisait moindre, il sedéplaçait dans la salle. C'est dans le cadre de ses déplacements qu'un jour, ànotre place, Bâ Mamadou Sidi et moi, il raconta son rêve déjà évoqué, danslequel le vieil homme en blanc lui disait : «ce sera le 26... ». Quand il s'ensentait capable, il aimait sortir avec les groupes de travail, pour sedégourdir les jambes. Mais ces moments où l'envie et la force lui permettaientde tels déplacements étaient éphémères. Et ils se raréfiaient à mesure que letemps s'écoulait et que le mal le tenaillait. Alors Bâ Alassane s'alitait. Samaladie fut longue et pénible. Il la développa dans un dénuement total, sansalimentation, sans soins, sans même une perspective de guérison. Sans doute quependant les derniers jours qui précédèrent sa mort, lui-même avait pressentique sa fin était proche. Et pourtant, jamais il ne s'est départi de son calme.Pas un instant il ne prit prétexte de sa maladie pour faire prévaloir unequelconque exigence. Quelle dignité ! Quelle noblesse ! Que celles de BâAlassane Oumar. Noblesse dans la privation, dans la douleur. Dignité devant lamaladie et la perspective presque certaine d'une mort imminente.
Pendant les huit mois et seize jours qu'il vécut dans lefort-mouroir de Oualata, il resta plus assis, couché que debout. Marcher ? Ilne le fit que très rarement. Dans la dernière semaine du mois d'août, il noussembla que son état s'empirait. Nous pensions que c'était passager et qu'ilallait se rétablir. Mais le 26 août 1988 dans l'après-midi, sa respirationdevint si difficile qu'un groupe de camarades vint à son chevet. Sesdifficultés respiratoires croissaient de plus en plus. Visiblement Bâ AlassaneOumar agonisait. Et puis, au terme d'un ultime effort pour respirer, il renditl'âme. Il était 15 heures 5. Aussitôt la nouvelle fit le tour de toute lasalle. Elle nous plongea dans une profonde tristesse. Nous informâmes nosgeôliers.
En même temps, nous leur demandâmes, après qu'ils eurent constaté le décès denotre camarade, l'autorisation de nous occuper de toute la cérémonie funéraire: le lavage et l'enterrement du défunt selon les prescriptions islamiques.Notre demande fut acceptée. Une liste définissant nos besoins pour l'exécutionde la cérémonie funéraire fut établie. Elle comprenait sept mètres de tissu depercale pour le linceul, du parfum pour parfumer le linceul, une aiguille et dufil pour coudre les différentes parties du linceul, du savon pour laver lecorps du défunt. Cette liste fut remise au brigadier Moustapha, bras droit durégisseur. Le nécessaire, aussitôt réalisé sur le marché de la ville, fut remisà notre imam Djigo Tabssirou qui dirigera toute la cérémonie funéraire.
Pendant ce temps, il régnait dans le fort une grande agitation.Nos geôliers semblaient déboussolés par la mort de notre camarade. Ils nousparurent avoir perdu subitement de leur superbe. Leurs gestes devinrentmesurés, leurs voix calmes, leurs propos sans agressivité. Était-ce par respectpour la mémoire du défunt et notre deuil ? Ou était-ce le résultat d'unévénement inattendu pour eux, et pour lequel ils n'étaient pas préparés ?Aussitôt le constat du changement d'attitude de nos geôliers fait, nous ne nousattardâmes point à en savoir les causes réelles. Nous étions convaincus que detoutes les façons, il n'était que passager.
Le corps du défunt fut transporté dans l'antichambre qui menaitaux WC. Là, il fut déposé sur une large planche. Djigo Tabssirou, notre imam,renforcé par un groupe de camarades, effectua la toilette funéraire du défunt.Quand la séance de lavage du défunt fut achevée, quand son corps fut enveloppédans le linceul et que celui-ci fut abondamment parfumé, nous informâmes nosgeôliers que nous étions prêts à accompagner notre camarade dans sa dernièredemeure.
À cent mètres au nord-est du fort se trouve un cimetière. Yreposent dans l'anonymat le plus complet quelques détenus de droit commun. Cecimetière nous fut indiqué par les geôliers. C'est là que devait être inhumé lecorps de notre compagnon. Nous l'y transportâmes. Excepté les maladesincapables de se déplacer, tous les détenus formèrent une colonne. Et dans unsilence tout religieux, escortés par les gardes, ils prirent la direction ducimetière. Quelques camarades chargés de creuser la tombe du défunt s'ytrouvaient déjà. Une fois au cimetière, le corps du défunt fut déposé sur unecouverture. Face à lui, nous formâmes plusieurs rangées. Et, sous la directionde notre imam Djigo Tabssirou, la prière à l'intention des morts fut accomplie.Un garde l'effectua avec nous. Lorsque celle-ci fut terminée, le corps dudéfunt fut introduit dans la tombe qui fut entièrement recouverte de terre.Ensuite, tous regroupés autour de la tombe de notre compagnon, et toujours sousla direction de notre imam Djigo Tabssirou, nous récitâmes quelques versetscoraniques pour le repos de l'âme du défunt.
Pendant que certains camarades cassaient quelques branchesd'arbres pour les mettre sur la tombe du défunt, les autres, assis par petitsgroupes, attendaient. À les voir ainsi attendre, on eut dit qu'ils auraientaimé prolonger leur attente pour tenir plus longuement compagnie à leurcamarade défunt qu'ils ne reverront plus, et sur la tombe de qui, il était peusûr qu'ils eussent la possibilité de revenir prier.
Assis à côté de Bâ Mamadou Sidi, je méditais. Sur quoi pouvait-onméditer en pareille circonstance, face à la mort ? Sur ce constat simple etlimpide mais dont l'évidence ne semble frapper l'esprit, comme pour le rappelerà la réalité, que lorsqu'on y fait face, lorsqu'on s'y trouve confronté : surce que la vie a de passager et d'éphémère. Sur ce constat que, qu'ils soientriches ou pauvres, savants ou incultes, souverains ou sujets, quel que soitleur statut social, morts, tous les individus demeurent égaux quant auxtraitements dont ils bénéficient en ce bas monde : prières et enterrement. Jepensais aussi au défunt, aux siens qui ne le reverront plus. C'est alors que,par association de pensées, je constatai que nous étions le 26 août 1988. Or,dans le rêve qu'avait fait Bâ Alassane Oumar, on se rappelle que le vieil hommeen blanc lui avait dit : « ce sera le 26... ». Sa mort eut lieu le 26 août1988. J'interrompis mes pensées et, m'adressant à Bâ Mamadou Sidi, je lui dis :«Te rappelles-tu le rêve de Bâ Alassane dans lequel, nous disait-il, un vieilhomme s'était présenté à lui et lui avait dit "ce sera le 26..." » ?
- Oui, je m'en souviens bien, me répondit Bâ Mamadou Sidi.
- As-tu fait la comparaison entre cette date et celle d'aujourd'hui : 26 août1988 ?
- En effet nous sommes bien le 26 août, me dit Bâ Mamadou Sidi.
Nous nous tûmes. L'étrangeté de la coïncidence des dates sepassait de commentaires. Était-ce cette mort que par insinuation le vieil hommeen blanc voulait annoncer à Bâ Alassane Oumar quand il lui dit : « ce sera le26... » ? Étrange rêve ! Étrange coïncidence de dates !
Le soleil s'apprêtait à se coucher quand nous regagnâmes notre salle. Lelendemain matin, tous les maigres effets du défunt : vêtements, couverture,etc., furent rassemblés. Une équipe de détenus se chargea de laver ce quidevait l'être. Le tout fut arrangé dans un sac qui devait attendre des joursmeilleurs pour être remis aux parents du défunt.
Le décès de notre camarade, conséquence directe des conditions dedétention épouvantables, ne semblait pas engendrer dans l'immédiat unequelconque amélioration de notre situation ni sur le plan alimentaire, ni surle plan sanitaire.
La vie carcérale reprit son cours habituel : travaux chaque jour,«Gnankata» matin et soir. Mais, même si cela ne se disait pas à très hautevoix, il était clair pour beaucoup de détenus que la mort de l'adjudant-chef BâAlassane Oumar n'était, hélas, que le début d'une série noire qui pouvait être trèslongue. À moins que des améliorations significatives et durables soientintroduites dans notre régime carcéral.»


Boye Alassane Harouna
Le 25 août 2006
J'ÉTAIS À OULATA- LE RACISME d'État EN MAURITANIE- Page 124 à129 .

Mardi 26 Août 2014
Boolumbal Boolumbal
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